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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Du judaïsme prophétique à la révolution sociale
À contretemps, n° 38, septembre 2010
Article mis en ligne le 13 décembre 2011
dernière modification le 18 janvier 2015

par F.G.

Samuel SCHWARZBARD
MÉMOIRES D’UN ANARCHISTE JUIF
Présentation, traduction et préface de Michel Herman
Paris, Syllepse, collection Yiddishland, 2010, 304 p., ill.

Après Les Révolutionnaires du Yiddishland [1], c’est à l’un d’eux, Samuel Schwarzbard (1886-1938), que la collection Yiddishland des Éditions Syllepse, dirigée par David Forest, consacre son deuxième titre. Le choix est d’autant plus judicieux que, si Schwarzbard est entré dans l’histoire pour avoir abattu, en 1926, l’antisémite et nationaliste ukrainien Simon Petlioura, sa vie ne se résume pas, loin de là, à cet acte.

Ces Mémoires d’un anarchiste juif, dont Michel Herman est le maître d’œuvre, résultent d’un patient travail de collecte de textes, documents, notes et courriers de Schwarzbard retrouvés, pour l’essentiel, à l’Institute for Jewish Research (Yivo, New York) et à la Bibliothèque juive de l’Université du Cap, ville qui fut son dernier lieu de résidence. Habilement intégrés aux écrits autobiographiques de Schwarzbard déjà publiés en yiddish [2], ces « divers matériaux narratifs, épistolaires et poétiques » inédits trament, en une quinzaine de chapitres chronologiques, le récit d’une existence dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle méritait d’être connue.

De ses années de jeunesse passées à Balta (Ukraine), ville placée en zone de résidence juive, « Schuleïm » garde le souvenir indélébile d’une peur massivement partagée par une population régulièrement soumise aux incursions antisémites de cosaques abrutis d’alcool et bénis par leurs popes. Avec le temps, cette peur matricielle se transformera, chez lui, en une inébranlable volonté de résistance face aux tueurs, volonté qu’il cherchera, avec beaucoup de difficultés, à transmettre à ses congénères de shtetl. Mais ces années-là furent aussi, pour le jeune garçon, celles d’un double apprentissage : du métier d’horloger, d’abord, dont Schwarzbard fera sa profession ; de l’étude de la Thora, ensuite, domaine dans lequel il excelle autant que dans la pratique du pilpoul (le questionnement des textes sacrés). Riches de détails sur la yiddishkeit, les chapitres consacrés à ces années de jeunesse sont particulièrement intéressants pour ce qu’ils révèlent des penchants de « Schuleïm » pour un judaïsme prophétique à dimension radicale. La fréquentation d’un groupe communiste local – le « Funk » (l’Etincelle) – les modifiera pour partie, mais sans les entamer sur le fond. Pour Schwarzbard, en effet, l’entrée en politique ne relève pas d’un abandon, mais d’un dépassement. Ce qui reste, et restera, constitutif de ses engagements, c’est la conviction – messianique – que la rédemption viendra et qu’elle passera par la révolution sociale.

Au lendemain des événements révolutionnaires de 1905, auxquels Schwarzbard participa activement, et après avoir purgé trois mois de prison pour être l’organisateur du mouvement d’autodéfense de Balta contre des pogromistes, l’homme décide de fuir une Russie « retombée dans la main sanglante du tsar et de sa police secrète ». D’étape en étape, ses pas le conduisent à Budapest, puis à Vienne, où il fréquente les milieux libertaires. S’il est immédiatement séduit par l’ardeur et la sincérité des anarchistes, la fréquentation de certains d’entre eux, trop individualistes pour être honnêtes, lui laisse un goût amer. Sur ce point, son jugement ne variera pas : à ses yeux, la permissivité anarchiste trouve ses propres limites dans la tolérance qu’elle accorde aux « bons à rien » qui s’en réclament. Il est vrai qu’il a lui-même fait le tour de la question en prêtant son concours à quelques braquages improvisés qui, comme de juste, tournèrent mal. Résultat : en 1909, Schwarzbard est arrêté, condamné et déclaré persona non grata sur tout le territoire de l’Empire austro-hongrois. L’étape suivante sera Paris – « cette deuxième Athènes » –, où il arrive en 1910. Il y tombe amoureux d’Anna, qui deviendra la compagne de sa vie, continue de fréquenter les anarchistes et fonde « Les Fils de Jacob », une organisation d’autodéfense juive.

Puis vint l’heure de la mobilisation nationale… « La balle qui tua Jaurès, écrit Schwarzbard, rendit silencieuse les milliers de voix qui avaient manifesté contre le danger, qui en avaient appelé à la conscience humaine. » La dernière démonstration parisienne contre la guerre, « réprimée sabre au clair », a lieu le 31 juillet 1914. L’anarchiste Schwarzbard y est, comme à toutes les précédentes. Il sait, dès lors, que cette guerre va entraîner le monde dans une spirale meurtrière sans fin, mais il sait aussi que, n’ayant pas su convaincre les exploités de se dresser contre leurs exploiteurs, la question se pose, désormais, du que faire. Pour ce qui le concerne, la réponse est sans ambiguïté, comme il l’écrit à son père : « M’enfuir ? Me dérober à ce cataclysme épouvantable, ce serait au-dessus de mes forces et contre ma conscience… » C’est ainsi que, le 24 août 1914, Schwarzbard s’engage, comme volontaire juif, dans la Légion étrangère. On pourra toujours contester son choix, mais il est en cohérence avec le personnage. Cette guerre, blessures et décorations comprises, il la fera jusqu’à août 1917, date de sa démobilisation. Dès lors, c’est vers la vieille terre russe que se tournent ses espoirs, une Russie entrée en révolution depuis mars de la même année et que Schwarzbard rejoint sitôt revenu à la vie civile.

Au-delà de l’intérêt global que suscite la lecture de ces Mémoires d’un anarchiste juif, on avouera un faible pour les cinq chapitres que Schwarzbard consacre à Octobre 1917 et aux années de guerre civile. Ces pages, qui évitent le plus souvent l’emphase pour s’en tenir à la simple relation des faits, regorgent, en effet, d’informations de première main. Sous sa plume, on en apprend beaucoup, par exemple, sur la prise d’Odessa, décrite avec minutie, et sur le rôle d’avant-garde qu’y jouèrent les anarchistes. De la même façon, très riche est le récit que fait Schwarzbard des événements qui conduisirent à la formation de la « brigade Rossol » – forte de 700 hommes et dont l’emblème était noir – et des combats auxquels elle participa, en Ukraine, durant les années de guerre civile. Mais le témoignage vaut également – et comment ! – pour les multiples exemples qu’il donne de la progressive capture de la révolution par les bolcheviks. Là encore, Schwarzbard s’en tient aux faits pour n’évoquer que ce qu’il a vu à Odessa et, plus largement, en Ukraine. Et son jugement est sans appel : « La révolution d’Octobre fut réalisée par les ouvriers révolutionnaires et par les marins qui, de leur propre initiative, avec leur propre énergie, ont chassé le gouvernement provisoire et proclamé le soviet des ouvriers, des paysans, des soldats et des marins comme le seul gouvernement de Russie. Seulement après arrivèrent les épigones fusilleurs, qui devinrent les chefs du Grand Ours russe, lequel de lui-même avait brisé ses chaînes avant que l’oppression bureaucratique ne le muselle à nouveau. » Écœuré par la tournure que prennent les événements, Schwarzbard rentre à Paris en 1920. Dès lors, il vouera l’essentiel de ses activités à organiser la solidarité avec les victimes juives ukrainiennes des pogroms.

La dernière partie de ce livre est consacrée à l’affaire Petlioura. Le 25 mai 1926, rue Racine, l’artisan horloger juif Schwarzbard décharge son revolver sur le dirigeant nationaliste Simon Petlioura, qu’il traque depuis plusieurs jours. Sitôt son geste accompli, il remet son arme à un gardien de la paix en déclarant : « J’ai tué un assassin. » Son procès s’ouvre le 18 octobre 1927. Brillamment défendu par Henri Torrès, Schwarzbard y assume son acte. Au nom de la simple justice humaine. Il faut croire qu’il le fit avec talent puisque le jury populaire devant lequel il comparaissait le déclara non coupable. Pour le reste, cultivé et honoré par le sionisme, l’acte de Schwarzbard, contribua à sa notoriété de « vengeur » juif. Quitte à occulter qu’il fut aussi, comme en témoignent largement ces mémoires, un partisan résolu de la révolution sociale.

Mathias POTOK


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