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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Pour mémoire, Eduardo Colombo (1929-2018)
Article mis en ligne le 9 avril 2018

par F.G.

■ Dans son dernier texte paru dans Réfractions – revue dont il était, depuis son origine (1997), membre du collectif de rédaction –, l’ami Eduardo Colombo, récemment décédé, s’inquiétait du développement, sur les marges et à l’intérieur même du mouvement libertaire, d’une inquiétante « mentalité nouvelle » à visée inquisitoriale dont il citait des exemples précis [1]. Le principal intérêt de ce texte réside dans la corrélation opérée par Eduardo entre ces pratiques liberticides et le désarrimage progressif des « valeurs universalistes de la pensée rationnelle » assumé comme nécessaire par un post-anarchisme différencialiste suffisamment déconstruit pour se condamner de lui-même au « repli identitaire », à la « revendication sectorielle », à la seule « défense des droits des minorités » et à « l’isolement ».

Dans le néant d’une époque dont la contestation culturelle et sociétale relève le plus souvent de la péripétie subjective, quiconque dénonce, à partir d’une perspective historique revendiquée, les billevesées de la déconstruction postmoderne et les ravages qu’elles occasionnent, risque, y compris en milieu anarchiste désormais, de se voir qualifié d’orthodoxe sur le retour. Ce fut le cas d’Eduardo, ce qui, au vu de son parcours militant – toujours fidèle à une certaine conception (argentine) de l’anarchisme social, mais jamais fermé aux nécessaires révisions théoriques et pratiques de son corpus –, ne manque pas d’être cocasse. Pour nous, en tout cas, dont le penchant pour l’hétérodoxie n’est plus à prouver, ses combats intellectuels de la dernière décennie contre cette désastreuse mutation d’un certain anarchisme de basse époque furent aussi nécessaires qu’éclairants.

En hommage au compagnon disparu, nous avons choisi de traduire en français un fragment d’un de ses livres paru, en 2000, à Montevideo [2] qui a l’avantage de nous instruire, de surcroît poétiquement, sur son rapport au temps et à l’espace de cet anarchisme social d’en bas auquel il fut toujours attaché. Le tout est suivi de quelques renvois à des liens qui, évoquant sa mémoire et ses travaux, méritent d’être consultés.

À Heloisa Castellanos, qui fut son indéfectible compagne de vie et d’idées, un clair message d’amitié. – À contretemps.



Au fond des ténèbres prennent forme les êtres
et commencent les palpitations de la vie.
Dans le ventre du sillon germine la semence.
L’obscurité du nuage fait la fertilité des champs ;
l’obscurité du rebelle est la liberté des peuples.

Práxedis G. Guerrero [3]

Avec le passage du temps, quand la vie personnelle s’immerge dans un passé devenu de plus en plus lointain, confus et insaisissable, on se demande parfois pourquoi tant de choses aimées, tant d’efforts, tant de vies obstinées de dignité, se sont perdues dans le noir de l’oubli. Souvent les vaincus dans la lutte en appellent au Tribunal de l’Histoire : « Nous avions pour nous la raison et la justice, l’Histoire le reconnaîtra ! » Pieux mensonge, fausse illusion. Le Tribunal de l’Histoire sera, comme toujours, au service des nouveaux vainqueurs, maîtres de la « vérité » et du butin. Ceux-là continueront d’écrire l’Histoire.

Mais nous, nous qui, en amants passionnés de la liberté et de l’égalité, désirons changer le cours des jours, nous qui aspirons à un monde sans riches ni pauvres, sans dominants ni dominés, sans « dieu ni maître », nous qui savons que les fins ne justifient pas les moyens, nous qui ne pouvons concevoir de politique qui ne soit subordonnée aux valeurs éthiques, nous, nous disposons du temps où l’histoire se fait : le présent, seule temporalité possible de l’action.

Ce n’est pas en puisant aux souvenirs de ceux qui ont aujourd’hui les cheveux blancs, et pas davantage en s’en remettant passivement à l’illusoire perspective d’un futur radieux, que nous nous allégerons du poids de nos douleurs, de nos abandons, de nos reniements, que nous avancerons sur le chemin de l’émancipation sociale. C’est ici et maintenant, à l’instant même où nous luttons pour obtenir, un jour, la liberté et l’égalité, que nous sommes libres et égaux.

Cependant, le présent se nourrit des luttes du passé et des promesses de l’avenir. Nous vivons sur une terre labourée, dans l’espérance et la douleur, par les générations qui nous ont précédés et dont l’action a ouvert l’horizon et élargi les limites du possible.

Rebelles obscurs – travailleurs, prolétaires, intellectuels sans grade ni mention –, ceux qui participèrent et vécurent les événements que rapportent ces pages, ne laissèrent, pour leur grande majorité, aucune trace dans les manuels d’histoire. Ils luttèrent, ils souffrirent les conséquences d’une répression constante, cruelle. Ils semèrent sans récolter ; d’autres le feront à leur place. Anarchistes, ils supportèrent tout, amarrés à la dualité de leur idéal : profondément socialistes, ils aspiraient à une répartition égalitaire des richesses dans un futur de liberté et de fraternité tout en étant convaincus que cette exigence n’avait de sens que portée par des individus dignes et accomplis.

Ces histoires évoquent des faits, des situations et des êtres d’une région du monde qui apparaît fort lointaine vue depuis la vieille Europe. Même au sein du mouvement anarchiste, il s’agissait là d’un univers inconnu. En tout cas, peu et mal connu.

Quand j’ai émigré à Paris, en 1970, l’anarchisme s’agitait dans la queue de la comète de « 68 ». Après un long hiver, les idées libertaires refleurissaient, mais le mouvement qui les portait n’était plus le même que celui d’avant-guerre, celui qui avait lutté contre le fascisme en Italie, s’était insurgé à Barcelone, avait construit les collectivités d’Aragon. Quand, en Argentine, les caractéristiques de ce mouvement d’essence principalement prolétaire avaient perduré jusqu’à la fin du demi-siècle, elles avaient, en Europe, disparu dans le même temps qu’un monde balayé par la guerre. Il restait, bien sûr, quelques vieux combattants français, bulgares ou allemands, les exilés d’Espagne toujours en lutte contre le franquisme, les compagnons italiens directement visés par une nouvelle vague répressive déclenchée par la strage di Stato [4]. À Paris, les jeunes du mouvement anarchiste et anti-autoritaire avaient alors une « culture » différente. Ils étaient plus critiques « contre tout », moins impliqués dans leurs engagements, moins solidaires comme groupe. C’est du moins ainsi que je les percevais, moi qui balançais entre deux époques. La militance à l’ancienne, on la trouvait surtout du côté des Espagnols de la CNT que décrit excellemment Enzesberger dans Le Bref Été de l’anarchie. Pour eux, l’anarchisme « n’a jamais été une secte en marge de la société, une mode intellectuelle, un jeu avec le feu des bourgeois. C’était un mouvement de masse prolétaire. Il a moins de rapport avec le néo-anarchisme des groupes estudiantins d’aujourd’hui que ne pourrait le laisser supposer les manifestes et les slogans. (…) L’attitude des jeunes face à la culture leur paraît inconcevable. (…) Pour tous ces vieux ouvriers, la culture, c’est quelque chose de bon. Cela n’a rien d’étonnant, car ils ont payé de leur sang et de leur sueur la conquête de l’alphabet. [5] »

Face aux organisations traditionnelles comme la Fédération anarchiste de langue française (FAF) et la Fédération anarchiste italienne (FAI), et souvent en controverse avec elles, un vent de rénovation s’était levé à la fin des années 1950. En France, la revue Noir et Rouge s’intéressa, depuis 1956, à la situation dans les pays de l’Est, au nationalisme, à la guerre d’Algérie, etc. En Angleterre, la revue Anarchy fixa son attention, depuis 1961, sur les expressions « culturelles » – surtout celles relevant de ladite « contre-culture » – et ouvrit ses pages à des courants anti-autoritaires non spécifiquement anarchistes, en manifestant un intérêt particulier pour les thématiques liées à l’éducation, à l’art, à la sexualité et aux campagnes contre la bombe atomique. Ce n’est pas le lieu d’évoquer ici l’effervescence d’idées qui agita la myriade de petits groupes qui, plus ou moins inspirés du souffle libertaire, conflueront en « mai 68 » et participeront, dans les années qui suivront, à cette sorte de révolution culturelle qui, sans changer la structure du système étatique, modifia profondément les comportements et l’imaginaire social dans les pays industrialisés.

Ce mouvement jeune, fluctuant, séduit par le spontanéisme, par les thématiques situationnistes, anti-organisationnel et antisyndical, me semblait constituer la base active qui devait s’arrimer au vieux et solide tronc de l’anarchisme ouvrier et révolutionnaire. Pensant qu’une connexion possible entre conditions sociales différentes devait s’effectuer par une reconnaissance mutuelle de notre histoire commune, j’ai tenté de transmettre quelques fragments décousus du passé de l’anarchisme du Río de la Plata. Afin que d’autres puissent sentir qu’une part d’eux-mêmes se trouvait dans la grève de Patagonie comme, dans ma jeunesse, je me suis senti vivre dans le Paris insurgé de la Commune, à Cronstadt ou à Ancône pendant sa Semaine rouge.

J’ai toujours pensé qu’on pouvait asseoir sa filiation non sur l’idée de patrie, de terre, de lieu, mais sur l’histoire des aspirations et des idéaux, des luttes et des attentes de ceux qui nous précédèrent et qui, en quelques endroits du globe, révoltés contre leurs conditions d’existence et passionnés de liberté, consolidèrent le sol que nous arpentons.

Ma patrie n’est pas dans l’espace, mais dans le temps.

Eduardo COLOMBO
(1999)
[Traduit de l’espagnol par Freddy Gomez]


À consulter

■ Sur le site de l’Atelier de création libertaire, le long entretien
qu’Eduardo Colombo avait accordé à Laurent Patry et à Mimmo Pucciarelli pour L’Anarchisme en personnes, Lyon, ACL, 2006.

■ Sur le Maitron, la fiche d’Eduardo Colombo, rédigée par Hugues Lenoir et extraite du Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone (Ed. de l’Atelier, 2014).

■ Sur les sites RA Forum et Quatrième Groupe, des repères bibliographiques sur la riche et variée production écrite d’Eduardo Colombo.

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