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Octobre 1917 ou les habits neufs de l’autocratie
À contretemps, n° 21, octobre 2005
Article mis en ligne le 12 septembre 2006
dernière modification le 17 novembre 2014

par .

■ René BERTHIER
OCTOBRE 1917, LE THERMIDOR DE LA RÉVOLUTION RUSSE
Paris, Éditions CNT-RP, 2003, 287 p.


Avec la chute de Kronstadt, mars 1921 marque, pour les anarchistes russes, un point final. Pour ceux d’entre eux qui ont survécu à l’épopée, l’heure est venue de choisir entre l’exil et la prison ou la mort. En 1925, trois de ses principales figures (Nestor Makhno, Piotr Archinov et Voline) arrivent en France.

Structuré en deux parties, Octobre 1917, le Thermidor de la révolution russe nous offre tout à la fois un exposé historique de ce qui se passa en Russie entre 1917 et 1921 et l’analyse d’un processus ayant inéluctablement conduit à la contre-révolution étatique. Comme militant libertaire et se plaçant dans la perspective d’une « révolution de demain » – qui n’aura rien à voir, précise-t-il, avec celles d’hier –, René Berthier, l’auteur de cet ouvrage, accorde une particulière attention au rôle que jouèrent les anarchistes dans ce processus et s’attarde sur les raisons de leur « échec » à en inverser le cours. Ce faisant, il tente parfois le parallèle avec la révolution espagnole et relance l’ancien débat sur la « Plate-forme » d’Archinov, qu’il propose de relire sans volonté de « diabolisation », et les questions qu’elle souleva au sein du mouvement libertaire international.

Plus qu’une recension critique de cet ouvrage, la réflexion que nous proposons ici – et qui naît, entre autres, de sa lecture attentive – prétend développer le questionnement qu’il soulève. Autour de trois axes principaux : la situation en Russie en 1917 ; les perspectives de transformation qu’elle ouvrait ; son adéquation – ou non – avec une révolution de type libertaire.

Octobre 1917 : un coup d’État victorieux

Pour la plupart des historiens non marxistes, la cause est aujourd’hui entendue : Octobre 17 fut le résultat d’un coup de force mené par un petit groupe d’exilés ayant bénéficié de l’appui logistique d’une troupe acquise à son plan. Hors ce cercle restreint d’universitaires avertis, pourtant, l’événement garde encore son aura. Au point qu’affirmer, comme l’écrit R. Berthier, qu’il relève bien de la catégorie du coup d’État, et non d’une révolution, passe toujours aussi mal auprès de ceux qui, héritiers lointains et pluriels d’Octobre 1917, reconnaissent, plus ou moins, l’ampleur du désastre dans lequel il sombra, mais s’interrogent peu sur ses raisons profondes. En cela, ils sont bien d’une époque qui fait du passé table rase et s’indigne que quelques attardés s’entêtent encore à tirer sur l’ambulance de l’Histoire.

Octobre 1917 représenta longtemps, et par excellence, le haut fait révolutionnaire. S’il est indéniable que, parmi les anarchistes, une certaine clairvoyance s’imposa sans tarder quant à la nature même de l’événement [1], ils ne furent évidemment pas les seuls à en saisir la vraie portée. Dans les rangs des mencheviks, par exemple, nombreux furent ceux qui, refusant la logique du processus, préférèrent l’exil à la complicité [2]. De la même façon, en rejetant, au congrès de Tours (1920), les « vingt et une conditions » posées par Lénine, les socialistes français firent indéniablement preuve de perspicacité politique, même si le pouvoir grandissant des « communistes » allait progressivement les conduire à collaborer avec eux en taisant leurs premières critiques quant au mensonge fondateur. Enfin, pour les journaux conservateurs de l’époque, tant britanniques que français, il ne planait aucun doute sur la nature d’Octobre 1917. Ainsi, à la mort de Lénine, la notice biographique publiée dans le Times, de Londres, faisait explicitement référence au « coup d’État du 7 novembre 1917 » [3] et celle insérée dans Le Temps, de Paris, rappelait que, « le 7 décembre 1917, Lénine et Trotski s’emparèrent du pouvoir et imposèrent la dictature » [4].

Plus que la pertinence de l’analyse, partagée par d’autres comme on l’a vu, la singularité que manifestèrent alors les anarchistes et les communistes de conseil, vite rejoints par les syndicalistes révolutionnaires, tint plutôt aux leçons qu’ils en tirèrent et à la résistance qu’ils tentèrent d’opposer à la prise du pouvoir par les bolcheviks. Car, si l’histoire de la période allant de février à octobre 1917 reste, pour partie, à écrire tant les archives russes recèlent encore de secrets, on peut admettre que le coup d’État bolchevik qui la conclut fut certes dirigé contre la « révolution bourgeoise » de février, mais aussi contre le grand mouvement d’auto-organisation des « masses » qui caractérisa l’année 1917 [5].

Reste qu’en parcourant les ouvrages des meilleurs auteurs s’étant interrogés avec pertinence sur la nature d’Octobre 1917 et ses suites, on trouve rarement, ou pas du tout, de références concrètes à la Russie d’avant le bouleversement. Voline y consacre quelques lignes, en ouverture de La Révolution inconnue, pour rappeler que, « politiquement, la Russie entra dans le XIXe siècle sous le régime d’une monarchie absolue (“tsar” autocrate) s’appuyant sur une vaste aristocratie foncière et militaire, sur une bureaucratie omnipotente, sur un clergé nombreux et dévoué et sur une masse paysanne de 75 millions d’âmes, masse primitive, illettrée et prosternée devant son “petit père” le Tsar » [6]. Plus avant, il nous livre quelques commentaires sur la déité du tsar, l’arbitraire absolu de la bureaucratie tsariste, justice et police confondues, et une assez lacunaire analyse de l’aristocratie russe. Peu de choses, en somme, dans un livre au demeurant fort important.

Cornelius Castoriadis, de son côté, nous donne un texte majeur – « Les rapports de production en URSS » [7] – sans référence aucune à l’histoire russe d’avant 1917. Boris Souvarine, analyste subtil s’il en fût, compose, quant à lui, en 1927, un article pour le Bulletin communiste, où il énumère les classes sociales héritées de l’ancien régime – la paysannerie, le prolétariat et l’aristocratie – comme autant de catégories évidentes, alors que cette classification demeure pour le moins impropre à saisir ce qu’était l’organisation sociale sous le régime tsariste. Rosa Luxemburg, enfin, apparente bien Octobre 1917 à un coup d’État, mais elle y voit « la forme de développement typique de tout premier grand heurt des forces révolutionnaires créées au sein de la société bourgeoise contre les chaînes de la vieille société » [8]. Là encore, l’héritage tsariste n’entre pour rien dans l’analyse. Et l’on pourrait continuer ainsi avec nombre d’auteurs pour qui Octobre 1917 alimente d’éternelles discussions sur la « dégénérescence de la Révolution » parce qu’il relève, à leurs yeux et à l’évidence, d’un indiscutable saut qualitatif par rapport à la « vieille société ».

À bien des égards, l’ouvrage de R. Berthier pêche du même défaut de perspective historique. Il ignore par trop, lui aussi, le terreau d’où sortit Octobre 17 – ce régime tsariste, dont Bakounine disait qu’il « a[vait] tué (...) tous les germes de vie qui auraient pu permettre au peuple de s’instruire et d’évoluer » et qu’il « repos[ait]sur la négation radicale de [son] indépendance » [9] – et, du même coup, il n’entrevoit pas toujours que la grande originalité du bolchevisme fut précisément de le perpétuer.

La situation historique en 1917 et la question paysanne

Pour comprendre pourquoi les événements de février à octobre 17 débouchèrent sur la prise du pouvoir par les bolcheviks et, corollairement, sur la reconstitution d’un État à bien des égards continuateur du tsarisme, il est nécessaire, nous semble-t-il, de s’attacher davantage à l’histoire russe et à ses évidentes spécificités.

La chute de Nicolas II résulte de la déliquescence d’un régime et non de l’action de révolutionnaires lancés à son assaut. Impliquée dans le premier conflit mondial par un tsar avant tout conservateur, l’armée russe – déjà défaite par le Japon, en 1905, au moment où éclate la première révolution russe à Saint-Pétersbourg – y voit un moyen de redorer son blason. Cette armée, cependant, a une particularité : on n’y trouve pas de corps intermédiaire de sous-officiers entre le simple soldat et l’officier. Entre les deux, les rapports sont de sujétion absolue. L’officier est la plupart du temps un noble, le soldat un paysan misérable, un serf. L’absence de sous-officiers explique sans doute que, lorsque les défaites succèdent aux défaites et que les fronts s’effondrent, les simples soldats se retournent contre leurs tourmenteurs. Février 1917 en est l’illustration. Parallèlement, la crise institutionnelle ouverte au plus haut niveau du régime par la concurrence entre Raspoutine et l’impératrice, d’une part, et la Douma, quatrième Assemblée depuis 1905, d’autre part, se solde par l’assassinat de Raspoutine, en décembre 1916, qui marque la fin du régime. Lâché par l’état major de l’armée, le tsar n’est plus en mesure de gouverner et s’efface. Le point est d’importance. La vacance de pouvoir ne naît pas d’une épreuve de forces victorieuse, mais d’un vide provoqué par une abdication.

L’autre facteur à prendre en compte tient à la taille des composants sociaux en présence. Une grille de lecture classique ne permet pas de rendre compte de la stratification sociale dans la Russie de 1917. La classe ouvrière, peu nombreuse, n’y a d’existence que depuis une cinquantaine d’années. D’extraction le plus souvent paysanne, ses membres n’ont, pour la plupart, ni la culture du métier ni la formation professionnelle que le compagnonnage a conférés aux classes ouvrières occidentales. La classe moyenne, elle, y forme un tout d’une grande hétérogénéité. Ses contours demeurent flous et sans point commun avec celles d’Occident, où marchands et associations commerciales, artisans et guildes professionnelles, gens de robe et parlements constituent, avec les propriétaires terriens non exploitants, des entités homogènes liées par les mêmes intérêts. Quant à la paysannerie, qui regroupe l’immense majorité de la population, elle est à la fois le continent noir de la Russie et le pivot du grand bouleversement de 1917. Voline apporte quelques lumières sur la mentalité paysanne quand il indique qu’il « n’y avait aucune contradiction entre les émeutes des paysans contre leurs maîtres et oppresseurs, d’une part, et leur vénération aveugle pour le “petit père le Tsar”, d’autre part ». Et d’insister : « L’idée de chercher le fond du mal plus loin, dans le régime tsariste lui-même, personnifié par le tsar grand protecteur des nobles et des privilégiés, premier noble et très haut privilégié, ne venait jamais à l’esprit des paysans. Ils considéraient le tsar comme une sorte d’idole, d’être supérieur placé au-dessus des simples mortels, de leurs petits intérêts et faiblesses, pour mener à bon port les graves destinées de l’État. » [10]

Trop peu de pages sont consacrées à l’importante question de la paysannerie russe sous l’ancien régime dans l’ouvrage de R. Berthier. Il la mentionne tout juste dans la partie consacrée à « la situation en 1917 », en reprenant une citation de Jacques Sadoul sur les « antiques artisanneries paysannes » [11] et y revient discrètement dans celle consacrée à « la question paysanne », en évoquant la tradition de l’obchtchina  [12], la commune agraire russe. Le sujet méritait sans doute mieux, tant il semble fondamental.

Sur ce point, par exemple, on eût aimé que R. Berthier rappelât l’intéressante correspondance échangée entre Marx et Vera Zassoulitch [13], pour qui l’obchtchina devait jouer un rôle moteur dans le processus révolutionnaire à venir [14] et qui contribua, sans doute, à sensibiliser Marx à cette forme sociale très particulière qu’elle incarnait. « Si la révolution se fait en temps opportun, lui écrivit-il alors, si elle concentre toutes ses forces pour assurer l’essor libre de la commune rurale, celle ci se développera bientôt comme élément régénérateur de la société russe et comme élément de supériorité sur les pays asservis par le régime capitaliste. » [15] Nous sommes loin, on l’avouera, du seul Marx que retiennent les « marxistes » – et que décrit R. Berthier –, ce Marx furieusement progressiste et donc partisan de la transformation du paysan en prolétaire. Ce Marx-là, dont les bolcheviks de 1917 furent effectivement les continuateurs en brisant toute forme d’organisation sociale autonome et de résistance du monde paysan, Staline l’incarnera jusqu’à la caricature en lançant, peu après la mort de Lénine, son programme d’industrialisation à outrance. Vint alors le temps des nouveaux prolétaires, cette « génération Staline » heureuse de s’abstraire de la misère des campagnes et qui fut un inépuisable réservoir de main-d’œuvre pour le stalinisme triomphant.

L’obchtchina fut aussi, il est vrai, cette projection idéelle et romantique véhiculée par les populistes russes que dénonça, en 1906, le social-démocrate P. Maslov dans La Question agraire en Russie et qui occultait, à ses yeux, des réalités beaucoup plus sombres. Ainsi, l’arriération technique – et culturelle – de la paysannerie russe, sortie du servage en 1861 [16], était telle, quarante ans plus tard, qu’elle avait encore trois bons siècles de retard sur l’Occident. Sur ce plan, le mot d’ordre révolutionnaire de partage des terres ne fut certainement pas le plus approprié, car, outre que la révolution ne répartit pas grand-chose (un are de terre par personne environ), il semblait ignorer que, les nobles n’ayant cessé de vendre leurs terres cultivables, les paysans en possédaient déjà, à la veille de 1917, 80 % – soit 2 hectares par personne –, la moitié d’entre eux vivant de leur production et l’autre moitié survivant à peine [17].

De l’idée démocratique en Russie

À relire ce que Marx écrivit à propos du mir et de l’artel, on saisit aisément ce qui le sépare des anarchistes. Le problème de la nature du pouvoir, russe en l’occurrence, et de son effet sur les populations, n’est jamais réellement posé par lui. Pour Lénine, les bolcheviks ont, sur tous les autres révolutionnaires, l’immense avantage de posséder à la fois la « vraie science » (le marxisme) et la conscience de classe. La prise du pouvoir s’inscrit naturellement dans leur démarche, puisqu’ils en sont scientifiquement capables et qu’ils l’exerceront pour le grand bien de la classe qu’ils prétendent incarner. Sur ce point, l’analyse de R. Berthier est pertinente, comme est bienvenue la minutieuse description qu’il nous livre sur la manière – effrayante – dont les bolcheviks au pouvoir mettront en place, entre octobre 1917 et décembre 1918, des structures calquées sur le modèle traditionnel russe qui perdureront pendant les quelque soixante-dix ans d’existence de la Russie soviétique. « Si le tsar peut gouverner la Russie avec 130 000 aristocrates et propriétaires terriens, 240 000 bolcheviks peuvent faire au moins aussi bien », avait prédit Lénine. Prédiction juste, mais courte. Ils firent beaucoup mieux.

R. Berthier s’intéresse à la nature de classe (moyenne) du bolchevisme et à la politique répressive qu’il mena contre toute forme d’opposition. Là encore, cependant, il omet d’inscrire ses réflexions, souvent justes, dans la continuité d’une histoire russe d’où l’idée même de démocratie fut presque constamment absente [18], sauf, précisément, entre février et octobre 1917 où la forme démocratique exista de façon duale – et contradictoire – entre la Douma, expression de la démocratie représentative, et le Soviet de Petrograd, expression spontanée de la démocratie directe. Le coup d’État des bolcheviks résolut la contradiction en instaurant la dictature et le retour à l’autocratie.

Structurellement et culturellement enfermée depuis des siècles dans un carcan bureaucratique terrorisant et privée de tout espace de liberté démocratique, la société russe de 1917 est le produit d’une histoire jalonnée de révoltes paysannes et de complots aristocratiques, tous plus violents les uns que les autres et tous réprimés de manière expéditive. Ce passé autocratique – qu’aucune velléité de « table rase » ne saurait abolir – pesa indiscutablement de tout son poids sur le cours des événements révolutionnaires de 1917. Et il pesa d’autant que, par un de ces détours dont l’histoire (russe) a le secret, il s’y perpétua sous couvert de révolution. Le pouvoir dont s’emparèrent les bolcheviks, en octobre 1917, n’ouvrait pas sur une forme particulière de socialisme, mais perpétuait, sous sa forme moderne, l’absolutisme autocratique.

Pour R. Berthier, le léninisme apparaît comme une « dégénérescence du marxisme orthodoxe, représenté alors par la social-démocratie, qui considérait que les conditions n’étaient pas mures pour prendre le pouvoir ». [19] Du seul point de vue de la raison, ajouterons-nous, les sociaux-démocrates – n’en déplaise à R. Berthier – avaient vu juste, même si la raison entre pour peu dans ces emballements de l’Histoire que sont les révolutions.

À l’autre bout de l’échiquier, les anarchistes s’engagèrent dans le processus révolutionnaire avec la prétention, très volontariste, d’en radicaliser le cours et de lui imprimer un caractère libertaire. L’éloquente description que nous fait R. Berthier du mouvement anarchiste russe à la veille de 1917 insiste, certes, sur sa « profonde implantation », tout en nous précisant qu’elle se situe dans un pays où le mouvement ouvrier n’est pratiquement pas organisé, où les syndicats sont interdits et où il n’existe aucune tradition de lutte. Autrement dit, la suractivité anarchiste, indéniable, s’apparente d’abord à celle d’une avant-garde cherchant à influer sur des prolétaires qui « commencent à peine la lente élaboration vers une pratique et une théorie autonomes ». Toutes choses, ajoute avec justesse R. Berthier, qui ne peuvent résulter que « de dizaines d’années de luttes et d’expérience » [20].

De l’anarchisme, ici et ailleurs, et des conditions de son éclosion

Dans un article fort éclairant consacré à « Marx et l’Espagne », Marie Laffranque démontre que, bien avant que le moindre anarchiste déclaré n’eût surgi en cette terre, le peuple espagnol, par son caractère rebelle et ses penchants fédéralistes, avait toutes les raisons de lui faire bon accueil. Et, s’en tenant aux remarquables écrits que Marx consacra à l’Espagne – principalement ceux qu’il rédigea entre 1854 et 1856, c’est-à-dire bien avant sa rupture avec Bakounine et ses amis –, elle en conclut que « presque tous les points qu’il [Marx] met en lumière appuient cette constatation : l’introduction des thèses de Bakounine, surtout dans les milieux barcelonais, entre 1864 et 1872, le succès de la branche anarchiste qui s’est alors détachée du tronc commun ne sont pas nés par la simple vertu de l’idéologie proudhonienne, répandue en Espagne à partir de 1866 par les traductions de Pi y Margall, ni par celle des idées de Bakounine, encore pratiquement inconnues en 1865, ou encore sous l’effet d’une conversion subite obtenue par le raid victorieux de Fanelli et fortifiée par les manœuvres secrètes de la tendance bakouniniste. Le mouvement anarchiste s’est développé sur un fond historico-social propre à la péninsule. Il a des antécédents jusqu’à avant les Temps Modernes et correspond à une longue, profonde et multiforme tradition des peuples espagnols rassemblés par la monarchie des Rois Catholiques. Nul doute que le mouvement et l’idéologie anarchistes, peut-être même certaines conduites des marxistes espagnols, lui doivent un caractère et une orientation propres. » [21]

Par comparaison avec l’Espagne – et la comparaison s’impose d’autant que R. Berthier lui-même l’opère à diverses reprises –, il semble bien évident que les conditions culturelles et historiques qui ont permis, au-delà des Pyrénées, l’éclosion et le développement de l’idée libertaire manquent singulièrement en Russie. On s’y trouve, là, en présence d’une paysannerie incapable de se libérer de l’idée du « petit père », d’un peuple soumis depuis des siècles à une autocratie insensée. On n’y décèle aucune tradition culturelle, hormis celle que se réservent, pour leur seul usage, le clergé orthodoxe ou les élites occidentalistes.

Quand les bolcheviks prennent le pouvoir, en octobre 1917, ils se situent d’emblée dans la continuité de l’autocratie et de ses pratiques séculaires : ils liquident leurs oppositions et distribuent quelques parcelles de terre aux paysans dans le seul but de les maintenir dans leur traditionnel état de dépendance. L’erreur, très répandue au demeurant, consiste à croire que les bolcheviks auraient été, in fine, des révolutionnaires qui auraient mal tourné. La thèse, pourtant, ne tient pas, car elle confond deux choses : un assez classique coup d’État et une révolution sociale. La prise du pouvoir par les bolcheviks n’ouvre pas un processus révolutionnaire, elle le clôt, en rétablissant l’autorité d’un État absolutiste. De ce point de vue, Octobre 17 relève, sous les habits neufs du bolchevisme, d’une restauration de l’ancienne autocratie des tsars. La révolution ne dégénère pas, puisqu’elle n’a pas eu lieu.

D’un débat sans fin et sans objet

Que penser, dans ces circonstances, de l’ « échec » des anarchistes à propulser une expérience révolutionnaire entendue comme émancipation sociale ? La question occupe une grande part du livre de R. Berthier. On pourrait même dire qu’elle l’a, pour l’essentiel, motivé, tant il s’emploie à y répondre.

L’autoritarisme des bolcheviks, nous dit R. Berthier, aura au moins eu l’avantage, le temps d’un combat perdu contre leur hégémonie, d’unifier, même artificiellement, des anarchistes dont la principale faiblesse tenait, d’après lui, à leurs divisions internes et à leur « incapacité à constituer une organisation nationale ».

Reprenant le très ancien débat lancé par Archinov et sa célèbre « Plate-forme » – débat qui agita les anarchistes russes en exil dans les années 1920 et 1930, et plus largement le mouvement libertaire international dans ses diverses composantes –, R. Berthier nous en restitue les principaux aspects. Pour Archinov et ses adeptes, l’ « échec » des anarchistes russes s’expliquait autant par « l’absence d’un programme pratique déterminé » [22] apte à être compris par les masses que par l’implacable répression exercée contre eux par les bolcheviks. On sent, de la part de R. Berthier, une identification profonde – et parfois surprenante chez un partisan de l’anarcho-syndicalisme – avec les principaux points de la « Plate-forme », dont celui qui – calqué sur la « neuvième » des « vingt et une conditions » posées par Lénine pour prétendre à l’admission au sein de l’Internationale communiste – prône l’entrée des anarchistes dans les syndicats « comme une force organisée, responsable du travail accompli dans les syndicats devant l’organisation anarchiste générale et orientée par cette dernière ».

Quelque vingt ans après la Russie, l’Espagne allait connaître son bref été de l’anarchie. Y étaient réalisées quasiment toutes les conditions requises par la « Plate-forme » pour qu’une révolution sociale de type libertaire ait des chances de réussir – existence d’une organisation très structurée, travail de masse profond, conditions historiques favorables –, ce qui ne l’empêcha pas d’échouer. Car rien n’est prévisible en un domaine, où quels que soient les programmes, la réalité est toujours plus têtue que les intentions. De ce point de vue, la révolution espagnole demeure, aujourd’hui encore, une source inépuisable de questions. Et, sans doute, la vraie défaite des anarchistes. Parce qu’ils avaient la force et les capacités de vaincre et qu’ils échouèrent devant le mur infranchissable des circonstances.

Quant à leur « échec » en terre russe, il était, lui, avec ou sans « Plate-forme », d’autant plus prévisible qu’aucune des conditions n’était requise pour que se développât une alternative libertaire de masse.

Pierre SOMMERMEYER


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