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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Complots partout, complots nulle part
Article mis en ligne le 3 juillet 2023
dernière modification le 2 juillet 2023

par F.G.


■ Matthieu AMIECH
L’INDUSTRIE DU COMPLOTISME
Mensonges d’État, réseaux sociaux et destruction du vivant

La Lenteur, 2023, 211 p.



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Greg est un vieux pote. Un de ceux qui vient de l’enfance. Même si nous avons suivi chacun nos chemins, survivant au débile formatage des années 80, nous avons entretenu un lien quasi fraternel. Pendant les confinements, nous nous sommes téléphoné. Souvent j’ai pensé que le vieil ami était au bord du gouffre. Greg était à fond : dans l’angoisse, l’isolement, le mix hydroxy-chloroquine / azithromycine, les gestes barrières, la pénurie de masques, Saint-Raoult et ses contradicteurs. Son cerveau bouillait des 10 000 scénarios-catastrophes glanés sur les rézos. La Macronie nous mentait. Nous assiégeait. Nous laissait crever. C’est juste après s’être fait injecter sa seconde dose de vaccin que ses symptômes ont commencé. Perte de force et hypersensibilité des pieds et des mains. Au fil des semaines, douleurs et fatigue se sont installées. Greg a consulté tout un tas de blouses blanches. Aujourd’hui il parle d’ « errance médicale ». Tour à tour, les toubibs l’ont catalogué « psy » [1]. Une belle jambe, ça lui faisait à Greg, lui qui se savait déjà une tendance à l’hypocondrie. Finalement, c’est un interne qui a mis un nom sur son mal : neuropathie à petites fibres. Avec cette hypothèse annexe : à savoir que le vaccin contre le Covid aurait peut-être, en enflammant son système immunitaire, déclenché précocement une maladie qui aurait pu surgir à un âge plus avancé.

La déprime de Greg s’est pimentée de colère. Il a commencé à lire des témoignages de gens vaccinés dont l’état de santé s’était subitement dégradé. Il a lu quantité d’articles sur les labos et la façon dont certains s’étaient assis sur des protocoles. Greg s’est senti à la fois floué, cobaye et extracteur à dividendes. Un article de presse a fait les comptes : « Depuis le 16 mars 2020, le cours de Bourse de Moderna (jusqu’en 2020 inconnu au bataillon) a bondi de 466 %, celui de BioNTech de 226 %, celui d’AstraZeneca de 74 %, celui de Pfizer de 35 % et celui de Johnson & Johnson de 21% » [capital.fr]. Le « nous sommes en guerre » macronien avait généré sa caste de profiteurs : l’industrie pharmaceutique. Rapidement, Greg a pris conscience que la diffusion de son témoignage alimentait la fièvre « antivax ». Il a tenté de préciser sa position, étant entendu qu’il était hors de question pour lui de donner crédit à certaines embardées du genre « vaccination de masse égale génocide planétaire ». Le fil sur lequel s’embarquait l’ami était casse-gueule. Rapidement, il a fait ce constat : qu’il se défende d’emblée d’appartenir à une quelconque « nébuleuse complotiste » ou qu’il élude totalement la référence, les limbes numériques sauraient métaboliser sa petite histoire pour nourrir ses propres hystéries.


Machine à diversion et à dépolitisation, mauvaises réponses pour vraies angoisses, le complotisme est une dynamique sociale à visages et usages pluriels. Il est la disqua-lification première de l’adversaire, la peau élastique de l’extrême droite, la trame brouillée des vrais complots ayant vicié les histoires officielles, une infamie de plus jetée à la face des classes populaires par une bourgeoisie s’étant toujours perçue comme classe « éclairée ». Bref, la remise à jour d’un vieux partage de nos communautés entre les gens capables de diriger et de dire le monde et ceux qui, décidément, n’y comprendront jamais rien et sont condamnés à délirer leur malheur. Pour décadenasser ce dispositif, certains tentent de nous fournir des billes intellectuelles. C’est le cas de Matthieu Amiech, un des tauliers des éditions La Lenteur, qui vient de signer L’Industrie du complotisme. Pour les non-affranchis, la production de La Lenteur se trouve rangée dans le bac « anti-indus » des librairies politiques. L’étiquette est sommaire et forcément réductrice. Elle nomme cependant cette branche d’inspiration libertaire portant un regard plus que critique sur plus de deux siècles de révolution industrielle adossée à un impétueux mythe du Progrès. À l’aube d’une sixième extinction des espèces et d’un emballement calorifère de la planète, on pourrait penser que ledit mythe a fait long feu. Il n’en est rien. Pire : alors qu’aucun signal n’indique un quelconque ralentissement de la Méga-Machine, nos sondeurs officiels l’affirment : plus on étouffe, plus les rangs des climato-sceptiques s’étoffent [2]. Autrement dit : plus la catastrophe en cours étend son emprise, plus les fuites en avant délirantes multiplient leurs adeptes. Comment expliquer une telle crise de nos cortex de bipèdes évolués ? Matthieu Amiech propose une piste dans son introduction : « La diffusion du complotisme autant que l’élévation de l’anti-complotisme au rang d’arme idéologique essentielle des couches dirigeantes ne sont pas séparables de cette crise de la raison politique. À force que les populations du monde industriel ne fassent rien de la vérité essentielle des cinquante dernières années – la production et la consommation de masse détruisent les conditions de la vie sur Terre –, ce sont les industriels qui s’en sont emparés, eux qui sont d’abord des industriels du mensonge. » Pour illustrer sa sentence, l’auteur cite les groupes pétroliers qui, dans un premier temps nient le réchauffement climatique avant, dans un second, de verdir crapuleusement leur image en nourrissant le mirage d’énergies décarbonées. L’entourloupe est manifeste ; notre incapacité à faire collectivement œuvre de raison critique non moins.

Ce bon vieux Capital de pelleteuse

Pour Amiech, « complotistes » et « anti-complotistes » relèvent du mouvement d’un même balancier : celui de la réduction du citoyen à un rôle d’observateur désarmé et diverti par des joutes oratoires entre illuminés en pilotage automatique et experts pétris de morgue froide. Nous caricaturons à dessein. Car les illuminés ne le sont jamais tout à fait. Tout du moins, leurs peurs, nos peurs à tous, partagent un fondement de vérité. C’est-à-dire que chaque peur irrationnelle contient son lot de rationalité. Dans un chapitre factuel et solidement documenté intitulé « Les bases objectives du complotisme », l’auteur revient sur quelques scandales sanitaires récents : nucléaire, plomb, amiante. Mensonges de l’industrie, complicité des pouvoirs publics. Combien de morts, combien de malades ? Si les bilans fluctuent, les « scandales » sont bien connus – jusqu’aux blases des principaux tireurs de ficelle. La leçon pourrait être celle-ci : aux complots chimériques et anhistoriques joués dans quelque théâtre d’ombres s’opposeraient les vrais complots de l’ordinaire, ceux des accointances légales et publiques entre mafias politique et économique. Les ravages humains et écologiques provoqués par l’industrie ne seraient rien sans le clair soutien des pouvoirs publics. Le monde des possédants n’a pas besoin de fomenter ses plans dans la pénombre des alcôves, il lui suffit juste d’ériger une loi universelle sanctionnant la supériorité de ses intérêts sur tout autre. Inversons le célèbre slogan anticapitaliste de feu la LCR, et tout s’éclaire brutalement : « leurs profits valent plus que nos vies ».

Nous disions que toute peur contient son lot de rationalité. Mais nos grilles de lecture pèchent quand elles ne permettent plus d’attribuer auxdites inquiétudes leurs coordonnées socio-économiques dans un monde mis en coupe réglée par le capitalisme industriel. Or, sans cette inscription de la liste de nos malheurs et angoisses sur le damier d’une guerre économique livrée à l’ensemble du vivant, il sera toujours plus difficile d’agréger l’archipel de nos colères.

En guise d’obstacle majeur à nos raisons enrégimentées : le numérique. Car L’Industrie du complotisme est d’abord une charge contre notre mise en réseau internautique. L’orée des années 2000 est cette collision entre effondrement meurtrier de deux célèbres tours américaines et début de la dynamique prétendument « sociale » d’Internet. Revisitant cette genèse à la fois traumatique et exaltée, Matthieu Amiech se souvient « des effets émancipateurs prodigieux » promis par les thuriféraires d’Internet : combien de techno-prophètes ne nous ont-ils pas prédit une contagion démocratique mondiale avec « chute des dictatures » et « construction d’un puissant mouvement transnational d’opposition au capitalisme ». Une vingtaine d’années plus tard, la douche froide est à même de saisir le derme des progressistes les plus exaltés : « Ce sont d’abord des internationales libertariennes d’extrême droite, fondamentalistes religieuses ou néo-impériales à la Poutine, qui attisent (entre autres) les lectures complotistes de l’époque », diagnostique Amiech. Ce que n’ont pas vu alors les apôtres des écrans, c’est cette structure lourde, profondément verticale et assise sur une division internationale du travail toujours plus exacerbée qui sous-tend le déploiement numérique ; derrière la fluidité des clics de souris, un bon vieux Capital de pelleteuse : des ruées extractivistes visant les terres rares aux plus d’un million de kilomètres de câbles sous-marins en passant par la soixantaine de millions de tonnes de déchets électroniques. Ce qu’ont tu alors les apôtres de notre maillage abrutissant et farci de mouchards, c’est que la numérisation du monde était « un point d’appui indispensable à la poursuite, tant bien que mal, de l’accumulation capitaliste », mais aussi « le facteur de bouleversement social le plus important de notre époque : […] l’asymétrie de pouvoir entre les citoyens ordinaires et les couches dirigeantes. »

Car non seulement l’essor bien matériel de l’économie immatérielle participe à un degré inouï de « la destruction dramatique de nos milieux de vie », mais il dévitalise nos imaginaires capables de nourrir toute perspective d’émancipation commune. C’est-à-dire que, ni symboliquement ni concrètement les pétitions en ligne et autres hashtags indignés ne changeront quoi que ce soit à la trajectoire du rouleau compresseur déboulant sur nos échines.

Dans cette foire aux mégabits où tout s’ingurgite et se régurgite au rythme de compulsions toujours plus névrotiques et au risque d’atteindre ce point de rupture cliniquement nommé « fatigue informationnelle », la fake new est cet étalon permettant de trier le bon grain sensé de l’ivraie définitivement égarée. Soucieux de nos équilibres mentaux, les groupes de presse « débunkent » à tour de bras, nous livrant par pelletés le sous-texte certifié et labellisé destiné à rendre lisible un monde toujours plus au bord du chaos généralisé. Taquin, Amiech tacle notre petit père de la Start-up Nation et le soupçonne d’occuper un trône schizoïde. Commentant la loi anti-fake news, il note : « Le plus remarquable, c’est que Macron craint la circulation libre de l’information sur Internet alors que la numérisation de la société est le cœur de son projet politique. »

Remplacer la nature par la technologie
et la culture par le commerce


« Mieux qu’un complot, un projet politique : informatiser le monde. » Tel est le titre du quatrième chapitre de L’Industrie du complotisme, chapitre qui s’ouvre sur une citation de l’écrivain anglais Paul Kingsnorth revenant sur ce qui s’est expérimenté, autant techniquement que politiquement, durant la crise sanitaire. Extrait : « Nul besoin d’imaginer que ceux qui sont aux manettes agissent dans l’ombre. Ceux qui sont au pouvoir […] sont là sous nos yeux, depuis des années, et la plupart d’entre nous n’y prête tout simplement pas attention ou s’en fiche. Nous sommes trop occupés à jouer avec les joujoux qu’ils fabriquent pour nous. Ce à quoi nous assistons, c’est tout simplement au fonctionnement habituel de la Machine. Elle profite des événements pour renforcer sa domination. Elle colonise nos sociétés, nos corps et nos esprits. Elle remplace la nature par la technologie et la culture par le commerce. »

Certes ce genre de synthèse dessinant à coups de hache les contours de nos nouvelles servilités pourrait irriter ceux qui pensent que les choses sont plus subtiles que ça. À savoir que le numérique est aussi cette interface permettant des échanges d’analyses ou de témoignages dont l’agrégation pourrait servir de catalyseurs aux révoltes populaires. Des printemps arabes aux Gilets jaunes, les exemples ne manquent pas prouvant que des entrailles de la machine émergent des zones d’opacité et de libre expression échappant – du moins momentanément – aux baillons de la censure et autres chartes de modération des réseaux sociaux. Après tout, le soussigné n’a-t-il pas lui-même rédigé ces lignes le nez collé à un écran de pixels à destination d’un public lui-même plus ou moins captif de la même infrastructure ? Qu’on le veuille ou non, qu’on soit joggeur à casque Bluetooth à conduction osseuse et brassard de running connecté ou médiéviste amateur de vieux grimoires lus à la lueur d’une bougie, le technotope (pour parler comme PMO) est désormais ce milieu dans lequel nous baignons tous. Un préalable qui n’obère cependant pas un minimum de lucidité : à savoir que fomenter des résistances dans un réseau dont l’une des fonctions essentielles est de tracer et de fliquer tout échange relève d’une stratégie suicidaire.

Plus globalement, réfléchir en termes politiques implique de s’emparer des tendances lourdes du sujet d’étude. Et la première incidence des nouvelles technologies est non pas de travailler à une quelconque émancipation, mais au contraire de participer à notre diminution en nous bardant de prothèses et de capteurs et en déléguant notre capacité à décider de notre avenir à des verrouillages algorithmiques.


Entre le 17 mars 2020 et le 3 mai 2021, la population française a subi en cumulé une période de plus de quatre mois de confinement. Pendant ce laps de temps, pour beaucoup d’entre nous, le contact avec l’extérieur s’est fait via les fournisseurs d’accès à Internet. Suivant son intuition, Matthieu Amiech évoque une période de « privatisation » de notre « accès au monde ». Avec les dégâts tant politiques que psychiques qu’une telle situation a pu engendrer – à l’heure actuelle, l’ami Greg (et combien d’autres ?) ne s’en sont jamais réellement remis. Inscrivant la dynamique numérique dans celle du capitalisme dont il n’est qu’une énième déclinaison et accélération, l’auteur poursuit : « Nous sommes peut-être face à un nouveau phénomène d’enclosures, portant non plus sur l’enjeu matériel de l’accès aux terres et aux moyens de subsistance, mais sur l’enjeu mental de l’accès au réel. »

Sébastien NAVARRO


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