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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Un entretien avec Plinio Coelho, éditeur libertaire
À contretemps, n° 11, mars 2003
Article mis en ligne le 15 août 2005
dernière modification le 3 novembre 2014

par .

Luis Inacio « Lula » da Silva fut d’abord métallo, puis leader syndical de sa branche et dirigeant du Parti des travailleurs (PT). Il est aujourd’hui président du Brésil et dirige un gouvernement allant des trotskistes aux sociaux-libéraux. Aux guichets de l’anti-mondialisation (on dit « alter » maintenant), tout le monde en parle, des trémolos dans la voix, et les ténors d’un « autre monde » se disputent le billet pour Rio (ou Porto Alegre) pour prier Tobin et toucher « Lula ». L’espoir est de retour, donc, celui des commis-voyageurs de ladite « gauche de la gauche », mais aussi celui des sans-voix et des sans-terre du Brésil. Le FMI et la Banque mondiale, eux, n’expriment pas de crainte particulière. Ils négocieront avec qui compte, surtout si celui-ci tient le peuple à distance respectable des palais de l’ordre. À Davos, les sourires étaient prometteurs. Les dynamiques sociales, cependant, sont incontrôlables et inattendues. Alors, on attendra. Sans illusion pour n’avoir pas de regret. Et, dans l’attente, on s’occupera de nos amis, ceux qui, en petit nombre mais déterminés, travaillent à semer quelques pierres de révolte et quelques bouquets de livres subversifs dans ce nouveau jardin d’Eden que serait le Brésil de « Lula ». Frank Mintz nous en ramène un entretien avec l’éditeur anarchiste Plinio Coelho, maître d’œuvre des Éditions Imaginário.

Pourquoi et comment devient-on éditeur anarchiste au Brésil ?

Cette vocation, je la dois pour partie à mon ami Alexandre Skirda. C’est lui qui m’incita à tenter l’aventure. Bien sûr, j’avais déjà cette idée en tête, mais il m’y encouragea. Il me disait que j’en avais les capacités… À vrai dire, moi j’hésitais beaucoup, je ne savais pas comment m’y prendre. Jusque-là, j’avais passé ma vie dans les écoles et les universités. Et puis voilà, je me suis lancé, et sans attendre puisque, le lendemain même de mon arrivée à Brasília – où j’avais fait des études universitaires –, je me mettais à l’ouvrage et créais ma première maison d’édition, Novos Tempos. C’était en mars 1984, après mon séjour français.

Quel était le panorama de l’édition libertaire avant la dictature militaire ?

Jusqu’au coup d’État de 1964, les libertaires brésiliens ont développé une activité d’édition relativement considérable. Ils disposaient alors de deux maisons d’éditions importantes : Germinal, fondée par Roberto das Neves, et Mundo livre, créée par des militants anarchistes du Centro de Estudos Profesor José Oiticica, de Rio de Janeiro. Comme souvent dans ce secteur, le travail reposait essentiellement sur une seule personne. Déjà dans les années 1930 et 1940, beaucoup de classiques de l’anarchisme avaient été publiés au Brésil. Dans la Bibliografia libertária [1] que j’ai éditée, on trouve l’histoire des publications anarchistes du Portugal et du Brésil de 1845 jusqu’à nos jours. À deux ou trois titres près, la liste est exhaustive. Dans la période des années 1950 et 1960, Roberto das Neves, grand militant anarcho-individualiste, joua un rôle important dans le domaine de l’édition. Avec la dictature, toutes les activités libertaires furent interrompues. Durant un certain temps, les militants parvinrent encore à maintenir clandestinement quelques contacts, mais cela ne dura pas longtemps. La répression ne tarda pas à devenir violente et toute activité libertaire au Brésil fut bientôt impossible. De 1964 aux années 1978-1980, il n’y eut pratiquement aucune publication.

Quand avais-tu quitté le Brésil ?

En 1978. J’avais vingt-deux ans et l’intention de faire des études de géophysique à Paris. À l’époque, je n’étais pas anarchiste. Il faut dire que l’ignorance était telle dans ma génération que l’alternative était la suivante : ou on était prétendument marxiste – sans l’assumer vraiment – ou on était démocrate. En fait, il n’y avait que deux partis : le parti de droite, soutenu par les militaires, et celui d’une opposition possible. Les militaires avaient, en réalité, besoin d’un soi-disant parti d’opposition, d’une opposition bourgeoise, pour maquiller la dictature. Une véritable opposition de type libertaire et révolutionnaire était impossible. Il y avait, certes, une opposition de caractère marxiste, composée de petits partis et de groupes clandestins qui entrèrent dans la lutte armée, mais ils furent rapidement éliminés ou dissous.

Comment es-tu devenu anarchiste ?

En voyant sur un mur parisien une affiche de la Fédération anarchiste… Elle reflétait parfaitement ce que je pensais – ce que je ressentais plutôt – depuis toujours. J’en tirais alors la conclusion que j’étais un anarchiste sans le savoir. Là, commença pour moi une histoire de passion. Je savais, enfin, que j’étais anarchiste et je me suis mis à lire : Proudhon, Kropotkine, Malatesta, les classiques, mais aussi les auteurs contemporains. À mon premier retour au Brésil pour y passer des vacances, en 1981, j’avais déjà une formation anarchiste de base, mais je voulais en savoir d’avantage. Alors, je cherchais. Une maison d’édition à vocation commerciale du sud du Brésil – L&PM – avait publié quelques titres sur l’anarchisme, et parmi eux des textes de Daniel Guérin, pêchés dans L’Anarchisme et Ni dieu ni maître. Par ailleurs, deux ou trois thèses sur l’anarchisme venaient de sortir. Bref, l’édition brésilienne commençait timidement à s’intéresser à ce mouvement d’idée. Deux ou trois éditeurs non anarchistes commençaient à publier quelques titres. L’université aussi, d’ailleurs. En fait, en 1981-1982, on s’acheminait vers la fin du régime militaire, mais la situation était encore difficile et personne ne voulait s’exposer. La parole se libérait, on envisageait un futur, mais on ne se montrait pas trop. Quand je suis reparti pour Paris, j’avais noué quelques contacts. Les vieux militants commençaient à sortir de l’ombre.

À mon second retour au Brésil, en mars 1984, définitif celui-là, les choses avaient encore changé. La dictature vivait ses derniers jours et le régime, affaibli, jouait à plein l’ « ouverture » Le premier livre que j’ai publié, en octobre 1984, fut Proudhon, pluralisme et autogestion  [2], de Jean Bancal. À cette occasion, j’ai eu la chance de profiter de la venue de l’auteur au Brésil pour faire une tournée de présentation du livre dans une douzaine de villes. Les salles étaient très fréquentées et les débats très animés. C’était un moment fort pour l’anarchisme, on avait des auditoires de 300, 400, et même 500 personnes, sans une seule place libre…

Quel était alors l’état du mouvement libertaire ?

Les militants étaient en petit nombre et plus ou moins organisés. La renaissance de l’anarchisme était d’abord d’ordre intellectuel. Les centres de culture sociale de Rio et de São Paulo demeurant encore fermés par les autorités, c’est surtout dans les universités brésiliennes que les choses se passaient. Quant aux syndicats, ils faisaient semblant d’exister. La Centrale unique des travailleurs (CUT) venait de se créer, mais elle était encore loin d’être hégémonique. À cette époque, les syndicats représentaient, cependant, la possibilité d’organiser les travailleurs contre le régime militaire. Je me souviens qu’à São Paulo et à Brasília, Jean Bancal présenta son livre à des syndicalistes. L’ouverture était telle, à ce moment-là, que nous n’avions aucun problème pour trouver des salles municipales. Lors de cette tournée, nous sommes allés à Rio de Janeiro, à Curitiba, à Florianópolis, à Porto Alegre, à Caxias do Sul, à São Paulo, à Campinas, à Fortaleza, à Recife, à Manaus et Brasília. À part la région du Centre-Ouest, nous sommes allés partout. À cette occasion, j’ai rencontré des militants qui tentaient de recomposer le mouvement. Pour moi, ces contacts furent très importants. À São Paulo, au syndicat des journalistes, j’ai fait la connaissance de Jaime Cubero – qui fut un militant de pointe à partir des années 1980. À la fin de la réunion, il nous présenta sa compagne, d’autres camarades et il nous dit qu’il renouait des liens et que, dans trois ou quatre mois, il comptait rouvrir le Centre de culture sociale de São Paulo, créé en 1933. En 2003, cette noble institution libertaire célébrera ses soixante-dix ans d’existence agitée.

C’est donc le livre de Bancal qui a lancé Novos Tempos ?

Oui, Novos Tempos [3] fut la première maison d’édition libertaire de l’après-dictature. J’ai édité une douzaine d’auteurs anarchistes et, parmi eux, Bakounine, Kropotkine, Malatesta, Pierre Besnard, Maurice Joyeux. Sans fausse modestie, je crois pouvoir dire que ces livres ont touché des lecteurs et, malgré le travail qu’ils m’occasionnèrent – les choix à opérer, les traductions à faire, les courriers à envoyer, les coups de fil à donner, les démarches à réaliser –, c’est cela qui compte : Novos Tempos a mis l’anarchisme à la portée des lecteurs. À travers ces livres, certains l’ont découvert et en grande partie adopté. Je ne veux pas exagérer l’importance de Novos Tempos dans le développement et la consolidation du mouvement libertaire, mais elle y a contribué, à l’évidence.

En France – ou en Espagne –, il est difficile, pour une maison d’édition, de ne publier que de la littérature anarchiste car, à défaut de sortir un best-seller – ce qui est rare, en la matière –, le projet éditorial bute toujours sur le problème financier. Ce problème s’est-il posé pour toi ?

À Paris, Alexandre Skirda m’avait déjà mis en garde à ce sujet. Il doutait de la viabilité d’une maison d’édition strictement anarchiste. Pour tenir, disait-il, il te faudra élargir le champ et financer la littérature anarchiste par d’autres livres... Dans un premier temps, je n’ai pas tenu compte de ses recommandations. Pendant quatre ans, je n’ai publié que de la littérature anarchiste. Ce fut très difficile, même s’il faut reconnaître qu’il existait chez les lecteurs un mouvement de curiosité et d’intérêt pour l’anarchisme et que je vendais davantage qu’aujourd’hui…

Sur quelles bases financières as-tu débuté ?

Je disposais d’un tout petit capital pour le premier ouvrage, mais on peut dire que, globalement, j’étais pratiquement sans ressources. Je devais chercher des fonds pour chaque livre que je voulais publier. Le problème, c’est qu’une maison d’édition ne peut songer à l’équilibre qu’après avoir publié un certain nombre de titres pour disposer d’un catalogue. Pour ma part, je voulais faire une maison d’édition anarchiste « insérée » dans le marché, enregistrée, légale, vendant aux librairies et aux distributeurs. Ce fut une période difficile : sans mise de fonds, je devais établir un catalogue conséquent en quatre ou cinq ans. J’ai réussi à éditer une quinzaine de titres en quatre ans. Ce n’est pas beaucoup, en fait, mais j’ai travaillé seul et sans ressources, en m’occupant en plus de traduire les textes que je publiais.

D’autres maisons d’édition n’ont-elles pas tenté d’occuper le créneau ?

Non, et je me suis toujours demandé pourquoi, d’ailleurs. Les maisons les plus importantes cherchaient surtout à éditer des best-sellers, des auteurs « vendeurs » permettant d’atteindre les 50 000, 100 000 ou 200 000 exemplaires. Elles exploitaient des filons sûrs, les œuvres de philosophes et d’hommes de lettres reconnus en France et aux États-Unis. Pour ces gros éditeurs, l’anarchisme représentait une inconnue. L’existence d’un très petit éditeur spécialisé dans ce domaine et installé à Brasília, c’est-à-dire à l’écart des grands circuits de São Paulo, passait complètement inaperçue. En termes strictement commerciaux, il était sans doute risqué de publier des livres sur l’anarchisme, mais il est indéniable pourtant qu’il y avait de la curiosité pour le sujet. À l’Université, par exemple, l’anarchisme devenait un sujet d’études, mais les éditeurs ne suivaient pas. En dehors de ce que j’ai édité moi-même, on doit pouvoir trouver sur le marché de quinze à vingt titres sur l’anarchisme, parmi lesquels des thèses, comme celle de Margareth Rago – Do Cabaré ao Lar  [4] –, une bonne anthologie de Proudhon par Edson Passetti et Paulo Edgard Resende chez Editora Ática, une des plus grandes maisons du Brésil, et des extraits du Ni dieu, ni maître, de Guérin, chez L&PM. 

Parle-nous des phases que tu as traversées ?

À Brasília, j’ai ouvert la voie, au sens propre. Il m’a d’abord fallu localiser les librairies acceptant des ouvrages sur l’anarchisme. Souvent, quand je montrais mes livres, on me mettait dehors, aussi bien des types de droite que des marxistes d’ailleurs. Pour les uns et les autres, l’anarchisme était l’ennemi. C’était l’époque où le Parti des travailleurs (PT) commençait à se développer. Ce n’était pas facile de s’imposer, ce fut une lutte difficile. Parfois, j’ai vraiment subi des humiliations. Au bout de cinq ans, j’ai décidé de quitter Brasília pour m’installer à São Paulo. Ce qui m’a poussé à prendre cette décision, c’est d’abord qu’il est difficile de faire ce genre de métier dans une ville aussi éloignée des grands centres culturels. L’autre raison, c’est que, même si c’était relatif le mouvement semblait alors se développer davantage à São Paulo et à Rio de Janeiro qu’ailleurs. Je me suis donc installé à São Paulo en 1989. Huit mois plus tard, j’avais édité quatre ou cinq livres, comme à Brasília, mais j’avais le sentiment de stagner. L’idée se précisait qu’il me fallait repenser mon travail, le faire autrement. J’ai sorti d’autres titres – Bakounine, Malatesta, etc. –, puis j’ai interrompu mes activités pendant deux ou trois mois, pour faire le point. C’est alors que je me suis souvenu des paroles de mon ami Skirda, et que Novos Tempos a laissé la place à Imaginário.

À part le nom, qu’est-ce qui changeait ?

En lançant Imaginário, je souhaitais ouvrir l’espace à la littérature, la critique littéraire et l’histoire. La seule limite que je m’imposais, c’était de n’éditer que des textes de qualité, de ne jamais publier des choses médiocres pour faire de l’argent. Entre nous soit dit, de l’argent j’aurais pu en faire… mais j’ai décidé de n’éditer que ce qui me semblait important, novateur et de qualité, en commençant par Baudelaire, Sade et les classiques français. Je n’éditais que des textes tombés dans le domaine public et je m’occupais moi-même de la traduction. À l’exception de trois ou quatre titres, je traduisais toujours du français. En réalité, j’ai traduit peu de textes proprement littéraires parce que je doutais de mes compétences. Je crois que, pour bien traduire ce genre de textes, il faut soi-même avoir une sensibilité d’écrivain. Les textes de Baudelaire dont je parle sont extraits de ses essais sur l’art. J’ai également traduit du Michelet, du Proust, du Zola, du Tocqueville et de l’Apollinaire.

Et l’anarchisme dans tout ça ?

Parallèlement à cette production, je continuais, bien sûr, à éditer des textes anarchistes et j’avais beaucoup moins de difficultés qu’à l’époque de Novos Tempos à me faire admettre par les libraires, les distributeurs et même les médias. En quelque sorte, Imaginário avait fait son trou dans la grande presse, même si certains problèmes demeuraient…

Parle-nous de ces problèmes ?

Eh bien ! Par exemple, je me suis souvent trouvé confronté à l’impossibilité de répondre aux commandes parce que les titres de mon catalogue, toujours tirés en très petite quantité, étaient épuisés. Il est vrai qu’à devoir choisir entre rééditer un livre et en sortir un nouveau, je choisissais presque toujours la seconde solution. Les autres problèmes étaient tous liés aux finances : le loyer, le comptable, les impôts directs et indirects, le téléphone, le transporteur, etc. Bref, c’était toujours tangent. Il m’est même arrivé pour m’en sortir un peu de traduire des textes que j’aurais aimé publier, et de les vendre à des maisons commerciales. C’est ainsi que j’ai traduit Bakounine, Kropotkine et Malatesta et que j’ai vendu mes traductions à d’autres maisons d’édition qui en ont édité quelques-unes. Pour raisons financières, j’ai aussi dû co-éditer six livres (Zola, Baudelaire, Ungaretti, Proust, Michelet, Taine) avec deux maisons d’édition universitaires : EDUC et EDUSP, la plus importante société d’édition universitaire du Brésil.

À partir de 1998, Imaginário redevient une maison d’édition spécialisée dans la littérature anarchiste. Pourquoi ?

Effectivement, à partir de 1998, j’ai décidé d’en revenir exclusivement à l’anarchisme. Pour une raison finalement simple : je sentais qu’il y avait tant d’ouvrages anarchistes importants à éditer que je voulais m’y consacrer prioritairement. C’était ma façon de militer dans le mouvement libertaire. J’ai beaucoup réfléchi, alors, à la meilleure formule pour garantir une bonne diffusion et je me suis décidé à lancer une collection d’écrits anarchistes en format poche. À l’exception d’Escritos contra Marx, de Bakounine, qui dépasse la centaine de pages, ce sont tous des ouvrages qui font de 80 à 96 pages. Je tenais à ce qu’ils soient bon marché et d’excellente qualité. Au Brésil, il n’est déjà pas facile de placer un livre anarchiste dans une librairie, mais ça l’est encore moins s’il s’agit d’un livre mal présenté. Comme la faiblesse du mouvement ne permet pas d’organiser une diffusion parallèle, il faut bien tenir compte des réalités commerciales. Nous vivons dans une société de l’image, du signe et du symbole, des médias et des apparences. Je sais, moi, que la forme n’est pas tout et qu’une bonne couverture, une bonne reliure ou une bonne qualité d’impression ne feront jamais d’un mauvais livre un bon livre, mais le public a tendance à valoriser un bel objet. C’est ainsi. Au fond, il devrait suffire de respecter les textes et de les présenter simplement, mais pour avoir quelques chances de vendre, il faut aussi soigner l’emballage. Donc je le fais, parce que ce qui m’intéresse, c’est de diffuser des écrits anarchistes. On peut aussi faire des éditions modestes et pas chères photocopiées à 50 ou 80 exemplaires et diffusées à des camarades ou à des amis. C’est un autre choix que le mien. Mes livres sont maintenant assez bien diffusés dans les librairies universitaires. Au Brésil, les libraires pratiquent deux systèmes : le paiement à trente, quarante ou soixante jours ou la « consigne ». Quand j’ai débuté, le premier système était le plus courant. Aujourd’hui, c’est la « consigne » qui l’emporte. Le libraire prend des livres en dépôt et, quand tout va bien, il signale ce qu’il a vendu à la fin du mois. Pour le reste, il y a la vente militante mais, malgré les ristournes de 40 à 50 % que je fais aux militants, il faut bien reconnaître que ça ne marche pas trop fort. Les jeunes qui fréquentent le mouvement sont souvent fauchés ou sans emploi.

Existe-t-il aujourd’hui d’autres maisons d’édition anarchistes au Brésil ?

Il y a Achiamé. Elle est basée à Rio de Janeiro et elle a choisi une autre optique que la mienne : ne pas être sur le marché, faire des petits tirages. Elle a beaucoup de difficultés, mais elle réalise un important travail de divulgation des idées libertaires. Par ailleurs, un groupe anarchiste de São Paulo a publié deux livres, il y a un ou deux ans : des textes de Makhno et la Plate-forme d’Archinov, d’une part, des textes de Bakounine, de l’autre. Aujourd’hui, elle projette d’éditer des textes de Malatesta et de Luigi Fabbri.

Quels sont tes projets pour l’avenir ?

Cela fait dix-neuf ans que je me consacre à cette activité d’édition anarchiste et je peux te dire que j’en ai payé le prix. Aujourd’hui, quand je fais le bilan de cette aventure, je dois reconnaître qu’elle m’a usé, qu’elle m’a éloigné de ma famille et de mes amis, qu’elle m’a coupé de toute vie sociale. Si j’ajoute à cela les difficultés financières dans lesquelles je me débats en permanence, il m’arrive d’éprouver une grande lassitude, au point de me demander si je ne devrais pas arrêter l’édition et me consacrer uniquement à la traduction. Ça ne me conviendra pas, je le sais, mais je devrai peut-être m’y résoudre. Au fond, je sais parfaitement que ce qui m’intéresse, c’est l’édition. Je continue à penser que l’édition de livres et leur diffusion, c’est une tâche prioritaire. Il y a tant de textes importants à publier…

A quels textes penses-tu plus précisément ?

Je n’ai pas d’a priori en la matière. Il existe divers anarchismes, ou diverses façons de le concevoir. Ce qui m’intéresse, ce sont les textes de qualité, ceux qui font avancer la réflexion et devraient contribuer au développement et à l’élargissement des idées libertaires au Brésil. Je ne crois pas, comme certains camarades le prétendent, que Proudhon, Bakounine ou Kropotkine soient dépassés. C’est une idée absurde. Il est nécessaire de continuer à publier nos classiques. J’ai édité, entre autres, des textes de Murray Bookchin, de René Berthier, d’Alexandre Skirda, de Maurice Joyeux, d’Eduardo Colombo, de Francisco Carvalho, d’Edson Passetti, de Ronald Creagh et de… Frank Mintz, et c’est bien sûr indispensable, mais cela ne saurait exclure le reste. Il est important, je crois, de concilier l’édition des classiques et celle des textes plus actuels. On s’apercevra ainsi que, chez les classiques comme chez les modernes, l’important c’est d’ouvrir la réflexion. Je ne serai jamais un censeur des idées libertaires. Bien sûr, j’ai mes préférences, mais l’anarchisme est multiple et c’est bien ainsi.

As-tu gardé des contacts avec les libertaires que tu as fréquentés lors de ton exil français ?

J’ai récemment repris contact avec Alexandre Skirda, Eduardo Colombo et d’autres amis que j’ai connus en France. En 1992, j’ai organisé avec Edson Passetti et d’autres une rencontre anarchiste internationale à São Paulo. Ce fut un événement important et l’occasion, pour moi, de faire venir Marianne Enckell, Eduardo Colombo, Ronald Creagh, Pietro Ferrua, José Maria Carvalho et Luce Fabbri. Il est nécessaire de s’ouvrir au reste du monde, car, quand il s’isole ou qu’il se recroqueville sur son territoire, l’anarchisme s’asphyxie et périclite. Quand il gagne en internationalisme, au contraire, il respire. Aujourd’hui, les technologies modernes permettent d’effacer les frontières. La communication est plus rapide et nous rapproche les uns des autres. On ne travaille plus chacun dans son coin, les uns loin des autres. J’ai des contacts avec le groupe éditeur de la revue Itinéraire, en France – que j’ai l’intention, en accord avec lui, de diffuser au Brésil à travers une collection du même nom –, et je compte bien en avoir avec l’Atelier de création libertaire (ACL), de Lyon, avec Alternative libertaire, avec les Éditions du Monde libertaire, avec les éditions de la CNT et donc à fortiori avec toi – que je ne connaissais jusqu’à maintenant que comme lecteur des écrits d’Israël Renov, de Martin Zemliak et de… Frank Mintz.

[Propos recueillis par Frank Mintz, le 11 octobre 2002, à São Paulo.]