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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Actualité de l’anarchisme
À contretemps, n° 29, janvier 2008
Article mis en ligne le 20 octobre 2008
dernière modification le 2 décembre 2014

par .

Vivien GARCÍA
L’ANARCHISME AUJOURD’HUI
Préface de Daniel Colson
Paris, L’Harmattan, 2007, 268 p.

Longtemps méprisé par les clercs d’une intelligentsia formatée par le marxisme, l’anarchisme opère, depuis quelque temps, un retour remarqué sur la scène intellectuelle en réoccupant des terrains dont il avait été très largement écarté, comme celui de la philosophie.

C’est en s’engouffrant dans les failles ouvertes par les travaux de Daniel Colson – qui préface d’ailleurs cet ouvrage – sur la nécessaire confrontation et les éventuelles connexions entre l’anarchisme et la pensée contemporaine, celle de Deleuze en particulier, que Vivien García nous livre une réflexion tout à fait singulière sur l’actualité de la philosophie politique anarchiste. Singulière, parce que, s’intéressant de près aux récents mais parfois abscons débats sur cette possible corrélation, cet auteur a l’avantage de connaître d’assez près les œuvres des théoriciens nord-américains s’en réclamant Saul Newman, Todd May et Lewis Call, essentiellement – pour explorer leurs thématiques et les passer, en connaissance de cause et sans volonté polémique, au tamis de la critique (anarchiste).

Sur ce point, il est par avance acquis que le lecteur tirera maints avantages de la fréquentation de cet ouvrage, tant le sujet qu’il aborde est, à ce jour, ignoré en France. Il y sera, par exemple, illustré sur la progressive montée en sève, depuis une bonne décennie, de ce « postanarchisme » nord-américain poussé comme variété transgénique dans le terreau de la French Theory et s’inscrivant dans sa lignée déconstructive. Très influencé par les travaux de Deleuze, Foucault, Lyotard et Derrida, le postanarchisme en réinvestit, en effet, les lignes de force pour penser les spécificités d’une époque marquée par la crise du marxisme – et plus largement du progressisme et de la Raison, incarnés par la philosophie des Lumières. Issus pour la plupart de ce même marxisme, les postas (pour postanarchistes) se différencient des postmarxistes, autre tribu de la galaxie postmoderne dont ils partagent bien des questionnements, par leur volonté affichée d’en revenir au débat fondateur qui opposa Bakounine à Marx – sur la question de l’État, notamment – afin d’y puiser matière à ré-alimenter une pensée radicale en cohérence avec notre temps, dont l’anarchisme – passé au crible de la French Theory – pourrait être une matrice.

L’intention est certes louable, mais elle débouche sur un curieux paradoxe. L’anarchisme ne semble, en effet, avoir d’intérêt, pour les postas, qu’à condition de savoir s’en débarrasser. Autrement dit, son retour comme catégorie critique impliquerait son oubli comme tradition révolutionnaire. Car, inséparable des idées de rationalité et d’universalité dont était porteuse la modernité, il ne serait, en somme, qu’une variante radicalisée du libéralisme, oscillant entre ontologie humaniste et messianisme révolutionnaire. Nous sommes ici très loin des préoccupations d’un Daniel Colson qui, opérant à rebours des postas, s’appuie sur une intime connaissance de l’anarchisme et sur une adhésion suffisamment forte au projet libertaire pour déceler, ailleurs que dans la seule tradition qu’il incarne, des affinités possibles et des prolongements souhaitables. Ancrés à leurs thèses, les postas ne voient, quant à eux, dans l’anarchisme qu’un vague référent dont la valeur historique – sa critique du pouvoir et de la représentation, pour faire court – ne saurait le garantir contre son obsolescence. En ce sens, le post ne rattache aucunement ces néo-penseurs à un quelconque héritage anarchiste, mais scelle, au contraire, une rupture définitive avec les postulats de base de l’anarchisme classique.

Décortiquant avec minutie la production intellectuelle postanarchiste, Vivien García démontre assez aisément, en première partie d’ouvrage, qu’elle recoupe, tics et partis pris compris, les grandes catégories de la philosophie postmoderne que sont l’anti-humanisme théorique et la critique d’un savoir anthropocentrique fondé sur la notion de sujet et l’idée de nature. Et s’il note des différences d’inspiration entre les trois auteurs étudiés, il n’en décèle pas moins, chez tous, un même penchant pour le simplisme, doublé d’une commune inculture historique. Comme si, appliqué à l’anarchisme, le paradigme postmoderne se suffisait à lui-même et permettait de faire l’économie d’une connaissance approfondie des textes et de la pratique libertaires. Au bout du compte, le résultat de leur réflexion se révèle aussi lacunaire et insuffisant que les présupposés qui la sous-tendent.

En deuxième partie d’ouvrage, Vivien García se propose d’en revenir « aux textes mais aussi aux pratiques qui furent ou sont celles de l’anarchisme » – avec l’intention déclarée de montrer que la critique postmoderne de l’anarchisme classique est « victime d’une compréhension réifiée de celui-ci » – et, parallèlement, de « saisir ce qu’il peut y avoir de particulier, mais aussi de pertinent, dans le fait de penser l’anarchisme aujourd’hui ». Sa lecture de la pensée libertaire, dégagée de tout penchant glorificateur, s’inscrit, à l’évidence, dans une tentative de dépassement du dualisme entre modernité et postmodernité. Il en ressort une vaste et savante mise en perspective s’appuyant sur une volonté de « questionner les effets philosophiques » de « l’idée anarchiste » pour en déceler sa « cohérence paradoxale, l’étrange unité qui se crée à travers la multiplicité toujours renouvelée des théories et actes qui l’embrassent ».

Quoi qu’on pense des conclusions discutables de Vivien García sur l’anarchisme comme ontologie anti-essentialiste – par opposition à cette ontologie humaniste qu’y décèlent les postanarchistes – ou encore sur le « sujet anarchiste », il n’en demeure pas moins que, sur bien des points abordés – le rapport de Proudhon au progrès, de Bakounine à la nature et à la science, de Stirner à la dialectique, de Reclus à la géographie –, cette approche, indiscutablement influencée par les travaux de Daniel Colson, a le mérite de renouveler le questionnement et d’inciter à son prolongement.

La troisième et dernière partie de son étude, plus directement centrée sur la question politique, offre le même avantage en tentant de démontrer – à travers un pertinent retour sur l’analyse kropotkinienne de l’esprit étatique, notamment –, en quoi le nietzschéisme de gauche des postanarchistes met largement à côté de la plaque conceptuelle en assimilant l’anarchisme à une « politique du ressentiment ». De même, sur le terrain des pratiques, cette fois, les remarques que Vivien García réserve au syndicalisme révolutionnaire – perçu comme « proprement anarchiste » dans sa manière d’expérimenter « de nouvelles relations sociales, se concrétisant dans l’action directe et portant la possibilité de la grève générale » – sont souvent éclairantes, même si elles auraient gagné à être développées. En revanche, sa très convenue défense et illustration de l’anarchisme comme style de vie, à travers un retour sur les milieux libres de la Belle Époque – dont les zones d’autonomie temporaire (TAZ), théorisées par le médiocre Hakim Bey, seraient une postmoderne survivance –, n’apporte rien de bien novateur, d’autant que Vivien García se garde d’explorer ce qui l’eût été, à savoir la question du lien existant entre le culte de la marge et l’esprit du temps, aussi marchand que transgressif.

Plus largement, on peut d’ailleurs regretter que Vivien García n’accorde pas la moindre attention aux modernes ressorts de l’idéologie dominante. Car penser l’anarchisme d’aujourd’hui, c’est aussi saisir ce processus de récupération et d’intégration d’une partie de son imaginaire mis en œuvre avec succès par le capitalisme réellement existant et franchement postmoderne. Après tout, il n’est pas innocent que le « libéral-libertaire » s’impose, en cette basse époque, comme une des figures centrales d’un système fonctionnant comme pure « machine désirante ». Si l’anarchisme a un avenir, c’est assurément dans la claire perception des nouveaux enjeux de la soumission moderne et dans l’affirmation réitérée de sa dimension sociale.

Freddy GOMEZ