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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Socialisme et scientisme : une lettre à Gaston Leval
À contretemps, n° 42, février 2012
Article mis en ligne le 21 novembre 2013
dernière modification le 29 janvier 2015

par F.G.


Mon cher Leval,

Je viens de lire la première partie de ton essai pour Témoins sur « Bakounine et la Science » [1]. Dans ce dialogue posthume avec Brupbacher [2] (qui fut, en sa qualité de médecin, un homme formé par la discipline mentale des sciences naturelles, comme le fut d’ailleurs notre Malatesta), il est assez touchant de voir la Science avec un grand S défendue par un littéraire, un émotif et un poète. Alors que les praticiens de la méthode expérimentale assignent volontiers des limites à l’empire des connaissances exactes et font d’expresses réserves sur leur propre savoir, ta confiance a quelque chose d’un acte de foi, légitime d’ailleurs pourvu qu’il soit reconnu pour ce qu’il est.

Bakounine, lui aussi, s’est tenu toute sa vie sur le plan des généralisations passionnées à partir d’intuitions que lui dictèrent ses luttes personnelles, et il s’enflamma pour la philosophie allemande, cette Science des sciences, Science universelle ou Science de l’Esprit, qui se présentait non seulement comme l’expérience accumulée des siècles (c’est-à-dire la tradition), condensée, coordonnée et réfléchie, mais comme la révélation ultime des secrets de la nature, de l’histoire, de l’avenir et de la divinité. Qu’il ait cédé d’abord à la tentation monopolisatrice et autoritaire des grands systèmes, pour la dénoncer ensuite, cela fait en bonne partie l’intérêt humain et l’intérêt intellectuel de son message, et je ne vois pour ma part rien à objecter à ce que l’on propose, sans réduction arbitraire à l’unité, ces deux faces d’une même existence et d’une même pensée. Je ferai remarquer seulement que le choix explicite auquel se sont arrêtés Brupbacher, et (dans quelques textes que tu connais sûrement) Malatesta, est tout aussi valable que le tien ; ils ont préféré l’iconoclaste et le volontariste, tandis que tu insistes sur la continuité entre Bakounine et l’école kropotkinienne considérée comme école matérialiste doctrinale, postulant ambitieusement la réduction à leur analyse mécanique possible de tous les phénomènes, sans exclure les phénomènes psychologiques et sociaux.

Eh bien, soit ! Ne limitons pas d’avance, avant toute équilibration naturelle, l’impérialisme de la « vérité » ! Les ambitions démesurées proposées à la recherche scientifique auront toujours « l’action exaltante des aspirations infinies », capable de séduire à distance les poètes et les littérateurs de la science ; mais le caractère romantique et « mystique » de cet attrait n’est pas niable. L’incertitude agnostique est l’état normal du chercheur, et tout naturaliste comme tout physicien (à plus forte raison tout sociologue) sait à quel point il est difficile d’instituer une expérience quelconque, où les variants soient limités à un seul, et dont les résultats puissent être interprétés sans aucune équivoque ; on doute même aujourd’hui que cet idéal soit réalisable, en ce qui concerne les phénomènes élémentaires et à petite échelle, de sorte que « la Science » serait éternellement condamnée à n’être qu’une supposition théorique fondée sur l’observation globale du jeu statistique des probabilités. D’autre part, toute théorie générale et unitaire de l’univers rencontre dans la discontinuité (hypothèse des quanta) une pierre d’achoppement qui coupe l’essor à certaines anticipations et déçoit certaines attentes des siècles passés. Comment, par exemple, pourrions-nous jamais constater l’existence de planètes non solaires, si leur pesanteur et leur luminosité sont, dans l’universalité des cas, au-dessous du seuil d’intensité qui les rendraient observables sur la Terre ?

Tout cela, je m’empresse de le dire, n’entraîne pas la prétendue banqueroute de la science [3], mais au contraire le triomphe de la prudence et de la modestie qui caractérisent l’attitude scientifique. Il n’est plus question aujourd’hui de certitudes, mais de risques d’erreur plus ou moins réduits, et d’approximations plus ou moins admissibles. Et rien ne peut être aujourd’hui déclaré positivement connaissable, sinon a posteriori et dans la mesure même où l’on a effectivement affaire à du « connu ». Le rêve d’une science qui s’emparerait de toute réalité, ou intégralement d’une réalité quelconque, est sans doute un « divinisme », une ambition surhumaine et vaine à quoi il faut renoncer pour mieux concentrer notre effort sur les problèmes qui nous intéressent. Laissons donc, au moins provisoirement, la Science en général, pour nous concentrer sur la sociologie – entendant par là non pas la Sociologie positive d’Auguste Comte (présentée par lui comme une synthèse suprême des sciences mathématiques, physiques, chimiques et biologiques parvenues à leur complet épanouissement), mais la sociologie modestement expérimentale à la pratique de laquelle un fouriériste assagi, le docteur Ch. Pellarin [4] – encore un médecin ! – conviait vainement le positiviste Littré, quelque temps après la publication du célèbre ouvrage de Claude Bernard sur la méthode expérimentale en médecine [5].



Cette humble microsociologie – encore embryonnaire de nos jours – n’emprunte pas la démarche des grandes idéocraties politiques ; elle progresse, contrairement à ce qu’avance Bakounine dans Estatismo y Anarquía, non pas « en se proclamant matérialiste et athée », c’est-à-dire en posant des postulats métaphysiques, ni même « en donnant la main au socialisme » pour en recevoir l’empreinte d’un dogmatisme, d’un historicisme ou d’un impérialisme quelconque, mais en se plaçant quotidiennement sur le double terrain des volontés exprimées et des réalisations qui en découlent, pour les confronter et pour en dégager, par une analyse aussi impartiale que possible, les rudiments d’un socialisme pluraliste et critique.

Aujourd’hui encore, prétendre « s’emparer de cette arme si puissante de la science », ainsi que le conseille Bakounine aux travailleurs (comme s’il existait une expérience sociologique cohérente, déjà systématisée et immédiatement utilisable dans les révolutions !), c’est se bercer de mots, car une telle « science » est encore à créer. Il existe, il est vrai, un art de la politique, du « viol des foules » par la propagande et l’agitation ; mais la connaissance de cet art ne peut avoir, dans le meilleur des cas, qu’une valeur de mise en garde contre l’aliénation des volontés et des consciences individuelles.

Il est de fait qu’une théorie politique ou sociale est susceptible de devenir une force matérielle en s’emparant, comme le dit Marx, des masses, c’est-à-dire en revêtant le caractère d’un mythe, d’un ritualisme et d’une idéocratie religieuse. Mais cela ne saurait suffire à fonder la valeur scientifique des jugements de réalité – ni la valeur humaine des jugements de valeur – sur lesquels repose cette théorie particulièrement dynamique. Avoir prise sur les faits au sens de la puissance exercée par un dominateur, et avoir prise sur eux au sens de leur compréhension intime et désintéressée, sont deux choses bien différentes [6]. Le fait que le marxisme, par exemple, soit devenu par excellence l’idéocratie des temps modernes, un instrument de puissance à l’échelle du plus grand empire mondial jamais connu et l’objet d’un fétichisme presque universel, n’en démontre nullement la supériorité sur tout autre système de pensée qui, faute de vertus obsessionnelles, reste le privilège de quelques pionniers ou l’héritage de quelques rares individualités indépendantes des forces grégaires. Le caractère clos, unilatéral et fanatique d’une croyance élevée en conviction absolue, loin d’être une garantie de sa véracité, est plutôt de nature à mettre en défiance un esprit libre : tout despotisme tend à supprimer ce qu’il méconnaît, à appauvrir la réalité pour la rabaisser au niveau de son interprétation empirique et pragmatique. En admettant même qu’il y parvienne, cela ne saurait être compté que parmi les désastres de l’humanité, et non tenu pour la confirmation des droits et de la raison du plus fort.

Il est vrai que « l’histoire est écrite par les vainqueurs », comme l’a souligné amèrement Simone Weil. Mais lors même qu’elle efface tout vestige de ce qui pouvait être, pour authentifier d’un signe fatal et nécessaire ce qui fut (ou plutôt la reconstitution intéressée de ce qui fut dans un monde où la raison d’État informe perpétuellement la légende), l’histoire est, par définition même, incapable de porter les fruits de l’expérience, et de fournir les leçons de sociologie qu’on lui demande de toutes parts. Elle ne retient du passé que des événements dont l’unicité est irrévocable – « ce que jamais l’on ne verra deux fois » – et c’est ce qui fait à la fois son impuissance et sa grandeur. Comment l’histoire pourrait-elle nous enseigner ses lois ou nous dévoiler l’avenir, alors qu’elle ne présente pas deux fois les mêmes faits dans le même contexte ? Et surtout, comment pourrions-nous lui demander de nous guider dans un choix quelconque alors qu’elle ne nous offre jamais de chaque alternative qu’une seule branche réalisée ? En l’absence de toute possibilité d’un experimentum crucis, tout ce que nous savons de la portée réelle d’un événement historique, c’est qu’il ne fut pas incompatible avec ceux qui l’ont précédé, accompagné et suivi, une fois admise leur commune réalité.



On parle souvent des « jugements de l’histoire », comme si la raison du plus fort s’identifiait à la logique du progrès humain. Une civilisation doit-elle, pour démontrer l’authenticité et assurer la survie des valeurs dont elle est porteuse (et dont l’histoire impartiale n’est d’ailleurs pas juge), exterminer dans son sein tout ce qui représente l’amorce d’une civilisation différente ? C’est la thèse que soutient implicitement M. Henri Villemot, dans Marsyas (août 1954), lorsqu’il justifie la croisade lancée par le pape Innocent III contre les hérétiques albigeois [7]. Mais rien ne démontre que le manichéisme cathare – anéanti par le fer et par le feu – n’était pas susceptible d’engendrer un état de culture supérieur ou égal à la catholicité chrétienne. Cela dépend de l’échelle de valeurs appliquée, et encore faudrait-il la donner pour mesure à une double expérience (qui, dans le cas considéré, n’a pas eu lieu).

Le pragmatisme de la puissance productive ou de la capacité politique à subir l’épreuve guerrière, est une arme à deux tranchants. Un esprit conservateur sera toujours prêt à user de cet argument redoutable, selon lequel tout ce qui existe a résisté à la destruction et s’est montré viable, tandis qu’une nouveauté peut toujours être mortelle ou régressive (comme le sont la plupart des mutations biologiques). Un esprit révolutionnaire, par contre, n’hésitera pas à sacrifier ce qui est ancien, « donc périmé », à ce qui se présente comme nouveau, et à user de la violence « accoucheuse des sociétés » contre tout ce qui a le grave défaut « d’être » avec persistance. Qui départagera axiologiquement ces deux violences qui s’affrontent à chaque « tournant de l’histoire » ? La force elle-même ? Ce serait la négation absolue de toute capacité humaine de choisir : tant que l’homme sera homme il aura à se prononcer, comme le berger Pâris entre les déesses, et ne pourra échapper aux conséquences de ce choix. Sans doute, il n’aurait pas à affronter le dangereux exercice du libre arbitre si l’entrégorgement des valeurs rivales mettait fin à leur concurrence ; mais si l’on suppose, au contraire, coexistence pacifique de ces valeurs – avec pleine latitude pour chaque être de leur accorder la préférence et, s’il y a lieu, de se raviser dans son choix – la liberté reprend ses droits et impose ses responsabilités.

Si une ville ou un pays divisé en deux secteurs, l’un libéral, l’autre communiste, accordait à chaque habitant le droit de s’établir à son choix ici ou là, avec sa famille et ses biens, quitte à opter à nouveau au bout d’un laps de temps plus ou moins long, ce régime fournirait la rudimentaire et grossière esquisse de la tolérance pratique nécessaire à toute expérience sociale valable [8]. Supposons maintenant, au lieu de deux secteurs, une pluralité, voire même une infinité de réalisations expérimentales différentes, reflétant les aspirations et vocations particulières de leurs promoteurs, et formées contractuellement sur la base de pactes interindividuels résiliables ou modifiables au gré des parties, dans des conditions bien déterminées, et nous aurons – alors seulement – la condition préalable nécessaire à une médecine des sociétés humaines.

Il y aura là – et les « collectifs » d’Espagne et d’Israël furent peut-être à cet égard des précurseurs inconscients – quelque chose de comparable, sur le plan sociologique, à ce qu’est sur le plan des sciences biologiques la méthode des tâtonnements systématiques, guidés par l’intuition, appliqués dans un contexte bien déterminé, et contrôlés par une comparaison impartiale des critères avec les résultats. À partir de ces connaissances, un orienteur social pourrait conseiller par exemple à un individu présentant tel caractère enté sur tel tempérament d’essayer telle ou telle forme de convivance et de coopération plutôt que telle autre et constater ensuite si l’intéressé obtient effectivement les satisfactions qu’il demande, et s’il donne l’essor aux aspirations dont il est conscient.

Jusque-là, je crois à la vanité de tout ce que l’on appelle à tort « l’expérience historique ». Qu’elle revête les formes de la conservation, du compromis ou de la révolution brusque ; qu’elle ait pour moteur le despotisme plus ou moins éclairé d’un « tyran philosophe », la dictature d’une élite organisée en église, caste ou parti, l’instinct grégaire d’une masse s’exprimant sans frein par l’action directe, ou bien encore la prétendue « volonté » générale (incarnée dans le plébiscite, le référendum, la législation populaire ou le système représentatif) ; qu’elle soit enfin contrôlée par l’autocritique d’un pouvoir autocratique, le jeu savant des conciles et des conclaves, les discours des démagogues, l’institut Gallup, ou la future télévision des débats parlementaires – cette expérience n’en est pas une, en ce sens qu’il est impossible d’en extraire des résultats valables relativement à tels ou tels intérêts ou groupements particuliers, et bien plus encore pour l’homme en général, ce qui implique l’inexistence totale d’une sociologie digne de ce nom et d’un socialisme à bases scientifiques.

Pour qu’il y ait socialisme expérimental, il faut qu’il y ait, en résumé, rupture avec un certain nombre d’illusions encore vivantes :

1.– Rupture avec le dogmatisme des utopies « à prendre ou à laisser ».

2.– Rupture avec l’idée d’une sélection naturelle des meilleures solutions, dans un monde dominé par l’arbitraire et l’impérialisme politiques.

3.– Rupture avec l’idée que les précédents historiques et les prétendues « lois de l’histoire » puissent présenter des enseignements positifs concernant les buts, ou même une mise en garde suffisante contre les erreurs de méthode.

4.– Rupture enfin avec l’aberration qui consiste à démontrer la supériorité d’une réalisation sociale par sa capacité de ruiner ou détruire les réalisations différentes. (Il est assez probable que les solutions les plus élevées de tout problème humain seront toujours les plus difficiles à mettre en application et les plus fragiles devant la violence et la barbarie – en même temps que les plus fécondes en inspirations « concurrentes ».)

Voici, mon cher camarade, les quelques objections que soulève, selon moi, l’optimisme « scientiste » – très largement répandu dans nos milieux, et qui trouve incontestablement une certaine autorité dans les écrits de Kropotkine, Bakounine et même Proudhon – relativement à la valeur informative actuelle de la « science sociale » en matière de socialisme, d’anarchisme, de communisme, etc.

En te présentant en toute amitié ces objections par la voie de notre petite revue Témoins, je n’entends pas m’ériger en arbitre entre Brupbacher et toi, par exemple sur le point de savoir qui était le vrai Bakounine, ou même le vrai Brupbacher. À vrai dire, je n’en sais trop rien, et dans la mesure où ils se sont eux-mêmes refusés à une vision moniste et totalitaire du monde, mon pluralisme s’accommode fort bien du leur.

Mon but était surtout de mettre l’accent sur le fait que le socialisme « scientifique » (marxiste et paramarxiste) a élevé des prétentions exorbitantes et ne mérite pas ce nom. Il y a là une besogne urgente de salubrité intellectuelle à laquelle il y aurait lieu de convier tous les esprits honnêtes et bien informés de ce temps.

Enfin, j’ai voulu signaler en passant à l’attention de nos amis le texte si remarquable du Dr Pellarin polémiquant avec Littré et posant, sur le terrain que je crois sain et fécond, les bases méthodologiques essentielles d’un socialisme apolitique, microsociologique, volontaire et critico-expérimental. Ce socialisme convie les hommes de bonne foi, de bon sens et de bonne volonté à essayer et perfectionner les formules les plus diverses de vie en commun et à s’arrêter à celles qui leur conviendront le mieux, sur la base de résultats vécus, humainement et « scientifiquement » contrôlés.

Bien fraternellement à toi,

André PRUDHOMMEAUX
Témoins, n° 8, printemps 1955.



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