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Rouges dimanches de Ramón Sender
Article mis en ligne le 19 février 2018
dernière modification le 19 mars 2018

par F.G.
Marcos Carrasquer

■ Bien que les historiens aient tardé à l’admettre, même du bout des lèvres, la constellation libertaire espagnole des années 1920-1930 prise dans ses diverses sensibilités – syndicaliste, affinitaire, activiste, contre-culturelle – a sans doute constitué l’un des phénomènes les plus étonnants et les plus riches de potentialités de l’histoire sociale de la première moitié du siècle dernier. Cette montée en force, fruit d’un patient travail de conscientisation généralisée des déshérités du vieux monde, accoucha, à l’été 1936, d’une révolution sociale qui, malgré ses défauts, ouvrit, sans la refermer, une perspective émancipatrice inégalée.

Peu encline à sortir de ses cénacles, la gente intellectuelle espagnole de ces années prometteuses, pourtant prodigue en poètes et en dramaturges, s’intéressa peu à la « canaille ». Dégagée par vocation esthétique de toute préoccupation sociale, elle bataillait, en quête de préséances, dans le monde éthéré des idées et des formes. La rue pouvait attendre, cette rue qui, par ailleurs, et pour son bien, s’arrangea d’autant du silence des clercs qu’elle n’attendait rien d’eux.

Dans cette démission intellectuelle de grande ampleur à laquelle Francisco Carrasquer (1915-2012) consacra de fortes pages [1], un écrivain fit exception. Prix national de littérature en 1935 pour Mr Witt en el cantón, Ramón J. Sender (1901-1982), journaliste, romancier et essayiste, fut, en effet, l’un des rares à faire de l’anarchisme matière à fiction, comme en atteste le très beau Siete domingos rojos, paru dès 1932. Malgré une parenthèse communiste de courte durée pendant la guerre civile, son intérêt pour l’imaginaire libertaire ne se démentit pas. Sa vie durant, il y puisa même de quoi alimenter son réalisme magique dont il fut l’un des meilleurs représentants.

L’étude de Dalia Alvarez Molina que nous publions ici, complétée d’une bibliographie des œuvres de Sender disponibles en français, a été originellement insérée, sous le titre « Ramón Sender : chroniqueur de l’anarcho-syndicalisme espagnol », dans Littérature et anarchie, textes réunis et présentés par Alain Pessin et Patrice Terrone – Toulouse, Presses universitaires du Mirail, collection « Cribles », 1988, pp. 427-441. Cette étude est donnée ici dans une version révisée et remaniée par José Fergo.– À contretemps.

Tant sur un plan géographique que chronologique, Ramón J. Sender (1901-1982) incarne une génération d’écrivains déplacés. Il est une promesse littéraire lorsqu’éclate la guerre civile espagnole de 1936. De ce fait, l’événement va marquer une carrière qui s’avérait brillante. Nous ne saurons jamais ce que l’écrivain aurait publié en Espagne si l’histoire avait suivi d’autres sentiers, mais nous savons, en revanche, que l’exil a conféré à son œuvre prolifique une tout autre dimension [2].

Très tôt sensibilisé aux problèmes sociaux de la vie espagnole, Sender a – comme nous le verrons – non seulement sympathisé avec les idéaux libertaires, mais également milité, dans les années 1930, à la CNT (Confederación Nacional del Trabajo), syndicat anarchiste. De la fin du XIXe et début du siècle suivant jusqu’à la victoire franquiste de 1939, ce genre d’attirance n’était pas, il est vrai, tout à fait exceptionnel. Quelques noms importants de la littérature espagnole, comme certains maîtres à penser de la « génération de 1898 » – à laquelle appartenait celui qui fut plus tard un exilé illustre (Antonio Machado) – s’étaient, en effet, rapprochés des idées anarchistes. D’une manière, cela dit, plus ou moins enthousiaste.

Dans son livre Juventud, egolatría (1917), Pío Baroja (1892-1956) explique, par exemple, que sa répugnance envers la société brillante, les généraux et les magistrats, reste toujours aussi virulente : « Nous, européens pyrénéens et alpins, nous aimons les petits états, les petites rivières, les petits dieux que l’on peut tutoyer [3]. » Baroja a le mérite d’avoir connu les deux faces de l’anarchisme qui existaient à son époque : d’une part, les membres de groupes violents, comme ceux qui commettaient des attentats contre des hommes politiques célèbres ou le public bourgeois du Liceo de Barcelone [4] ; d’autre part, des théoriciens qu’il a personnellement fréquentés à Paris, lorsqu’il publiait sa revue Humanité nouvelle, tels Kropotkine, Sébastien Faure, Malatesta ou Élisée Reclus. L’opinion de Baroja à leur égard présage d’ailleurs une évolution de l’anarchisme qui abandonnera peu à peu la propagande par le fait pour s’orienter, surtout en Espagne, vers le syndicalisme révolutionnaire.

Autre plume de la même génération, Azorín, tout à la fois romancier et journaliste, comme la plupart des auteurs de cette époque, constitue un exemple paradigmatique de retournement. L’anarchiste fougueux de la première heure se transformera plus tard en classique admiré, en conservateur, puis en royaliste partisan de Franco. En 1894, cependant, il recense le livre de Kropotkine La Conquête du pain dans sa quatrième édition préfacée par Reclus [5]. Pour lui, Kropotkine est un apôtre sincère qui croit en l’existence du « royaume de la justice ». Il est certain de la victoire du « communisme anarchiste » et, comme Baroja, il croit que la responsabilité des changements souhaitables se trouve entre les mains de la classe ouvrière : « Pourquoi l’ouvrier ne lutte-t-il pas lui-même pour sa propre “rédemption” au lieu de tout attendre de l’État, comme font nos naïfs socialistes ? Pourquoi l’initiative particulière ne remplace-t¬-elle pas l’État jusqu’à son élimination totale [6] ? »

Cela dit, malgré des rapprochements plus ou moins explicites entre l’intelligentsia du moment et le mouvement anarchiste espagnol [7], les points d’intersection n’ont été, dans bien des cas, que circonstanciels. Il s’agissait de défendre une certaine liberté de création face à l’obscurantisme d’une tradition trop conservatrice ou trop façonnée par la religion. Pour certains, l’anarchisme avait des accents de fronde qui n’étaient pas pour déplaire. Pour d’autres, l’originalité – l’essence espagnole – résidait dans cet esprit rebelle et iconoclaste typiquement hispanique qui va de Cervantès et Quevedo à Camilo José Cela ou Juan Marsé, en passant par Goya et Valle-¬Inclán. Si l’on observe de plus près la réalité, force est de constater que les courants littéraires ont tourné le dos à l’un des mouvements révolutionnaires les plus originaux et importants du XXe siècle, du moins pour ce qui concerne la société espagnole. Comme le remarque justement Francisco Carrasquer :

« Les intellectuels consacrés de l’époque n’y avaient rien compris. Encore aujourd’hui, plus on s’efforce d’y voir clair et plus on a de mal à y croire : l’ensemble des grandes figures de 98 – avec leurs “douloureuses” Espagnes – étaient passées à côté de tout un mouvement populaire espagnol, vraiment espagnol, si massif et extraordinairement original : le mouvement libertaire [8]. »

L’autre grande génération d’écrivains, celle de 1927, à laquelle appartenait García Lorca et qui, chronologiquement, aurait dû être celle de Sender, était presque exclusivement constituée de poètes. Chez eux, les idées libertaires n’eurent pratiquement aucune influence. Sender ne s’est jamais inscrit dans cette génération, son œuvre se situant aux antipodes des intérêts le plus souvent esthéticistes et narcissiques de ses collègues [9]. Aujourd’hui encore, les seuls grands romans publiés pendant la décennie qui précède la guerre civile espagnole et qui sont considérés comme tels par la critique et les lecteurs sont ceux de Sender [10].

Ramón J. Sender demeurant l’un des seuls auteurs, en effet, à avoir compris l’enjeu de ce qui se déroulait sous ses yeux, il est intéressant d’observer d’un peu plus près quelle fut sa démarche personnelle. Aragonais comme Goya et Buñuel, il est né le 3 février 1901 à Chalamera, dans la province de Huesca, au sein d’une famille cultivée : son père était secrétaire de mairie et sa mère institutrice. À la suite d’une fugue du foyer paternel, il mène une existence quelque peu agitée. Il commence à publier des articles dans la presse : El Sol (le journal d’Ortega y Gasset), La Libertad, El Imparcial, La Tribuna ou El País. Marcelino C. Peñuelas, qui a publié un livre d’entretiens avec Sender lorsque celui-ci était professeur à l’université de Seattle (États-Unis), le décrit comme quelqu’un de profondément méfiant envers tout ce qui est purement intellectuel lorsque cet intellectualisme ne repose que sur des données de type livresque. De retour à Huesca, il s’efforce de créer un journal, La Tierra, qui fait partie de la Asociación de Labradores y Ganaderos del Alto Aragón [11]].

Encore étudiant, il participe à de nombreux mouvements de grève, à toute sorte de troubles à l’ordre public où il affronte souvent la police. Il sera incarcéré pendant plusieurs mois, accusé d’avoir participé à un complot contre le général Primo de Rivera. Au cours de ces années de jeunesse il fait également partie d’un des nombreux « groupes d’action » de la CNT [12], le plus important syndicat espagnol des années 1930. Sa collaboration ne doit pas être prise à la légère. Elle est fervente, comme l’atteste son entretien avec M. C. Peñuelas. À la question : « Dans ta jeunesse tu as éprouvé une grande sympathie envers l’anarchisme, n’est-ce-pas ? », l’écrivain répond :

« Oui, très tôt, dès mon adolescence si je puis dire. En Espagne, celui qui n’est pas anarchiste à vingt ans est idiot. J’admirais certains anarchistes : Ascaso, Durruti, Escartín, dont j’étais un grand ami, et quelques autres. Ils faisaient des choses splendides [13]. »

Sender explique comment il remplissait sa fonction d’agent de liaison entre la Fédération locale des syndicats de Madrid et la Confédération régionale de Catalogne.

« Plus d’une fois il y eut grève générale en Catalogne grâce à l’ordre codé que j’envoyais par téléphone. C’était Progreso Alfa¬rache qui était au bout du fil ; il était secrétaire de Solidaridad Obrera, dont le directeur était Peiró. Tous deux sont morts. Peiró a été fusillé à Valence [14] et Progreso Alfarache est mort récemment au Mexique. »

Sender n’est pas resté membre du mouvement libertaire sa vie durant. Son adhésion connut des hauts et des bas. À vingt-sept ans, le manque de sens pratique des militants anarchistes le déçoit [15] et il se rapproche (sans y adhérer) du Parti communiste, qui lui semble plus en phase avec le réel. Une réalité qui va pourtant lui brûler les ailes, car dès la guerre, et surtout à partir des années 1950, il est en mesure de comprendre son erreur. Il déclarera qu’il a succombé, comme tant d’autres, à un chant de sirène dont il est sorti diffamé par ses ennemis staliniens. Il écrira, par la suite, un texte impitoyable dans lequel il dénonce le terrorisme communiste exercé pendant la guerre civile : Los cinco libros de Ariadna (1957). Vers la fin de sa vie, Ramón Sender maintiendra de nombreux contacts avec les anarchistes exilés, tout particulièrement avec Diego Abad de Santillán et avec son ami Fidel Mirò (fondateur de la maison d’édition Editores Mexicanos Unidos). Il publiera divers articles dans la presse libertaire mexicaine : Comunidad Ibérica, Cenit, Solidaridad Obrera, Orto, etc.

La production littéraire de Sender est vertigineuse. Elle comprend plusieurs dizaines de romans (certains publiés la même année), des nouvelles, des pièces de théâtre, des essais, des mémoires, etc. Son œuvre, d’une extraordinaire richesse et variété, relève pour l’essentiel d’une dimension autobiographique. Roger Duvivier l’a très bien compris en parlant, à propos de Crónica del alba [16], de « nébuleuse autobiographique » [17]. Tout y est volontairement flou, mais Sender reconnaît que ses sujets lui ont été offerts par l’intensité des moments historiques qu’il a été amené à vivre :

« L’histoire contemporaine enregistre des faits qui possèdent en eux-mêmes une catégorie artistique. La main du poète n’est pas nécessaire lorsqu’il s’agit de leur donner une dimension littéraire, parce qu’ils sont suffisamment éloquents. [18] »

Sender est donc bien, dans ses premiers romans (publiés entre 1930 et 1933), un chroniqueur. C’est-à-dire qu’il raconte, sous le mode de la fiction, des faits qu’il a lui-même vécus : le drame de Casas Viejas, en Andalousie, sous la République espagnole, qui inspirera son roman Viaje a la aldea del crimen (1934) ; Imán (1930), qui retrace l’expérience de son service militaire au Maroc ; et Siete domingos rojos (1932), qui évoque l’échec d’une grève générale à Madrid. Ces textes sont importants, car ils ont été rédigés pendant la période la plus activement « libertaire » de Sender. Mais Ramón Sender est-il un écrivain anarchiste ? La question n’est posée que pour ne pas y répondre, ou du moins de façon catégorique [19].

Le livre de Thierry Maricourt Histoire de la littérature libertaire en France nous propose, avec la prudence qu’il se doit, certains sujets, certaines tendances et traitements narratifs pour situer un auteur dans « l’espace libertaire ». L’enfance, l’antimilitarisme, la critique de l’autorité et de l’exploitation, le volontarisme, etc., semblent revenir fréquemment dans les œuvres des auteurs libertaires. Or Sender a longuement parlé de l’enfance, son enfance, dans Crónica del alba, de l’utopie dans différents romans, de la guerre dans Imán et du travail et de l’illégalisme dans Siete domingos rojos [20]. Il a dénoncé les crimes de son temps [21] et lutté contre différentes formes d’oppression : l’autorité paternelle, l’autorité politique, l’autorité militaire. Imán, par exemple, le personnage du forgeron attire sur lui (comme son surnom – « Aimant » – l’indique) tous les désastres. Il est témoin de l’exploitation et de la mort de milliers de soldats au Maroc et, de retour chez lui, à l’engloutissement de son village par les eaux d’un nouveau barrage, saisissante métaphore du sort réservé à ce peuple espagnol exploité et martyrisé [22].

La cause de Sender est, par ailleurs, intimement liée à celle de la liberté et de la justice : « La justice n’est pas une fin. C’est un drapeau » ; « La liberté n’est pas une fin. C’est un drapeau », réitère-t-il dans Siete domingos rojos [23].

Sa vision est également volontariste et optimiste, puisqu’il préconise l’harmonie entre l’homme et son entourage naturel [24] ; il s’agit, il est vrai, d’une vision cosmique avant tout. C’est là que réside, précisément, l’une des facettes fondamentales de l’anarchisme de Sender, d’après Sanchez Vidal ; un anarchisme qui va du naturisme au fédéralisme, de l’humain à l’universel [25].

Quant à l’abolition de l’État, qui est le sancta sanctorum du credo anarchiste, il n’en parle pas vraiment. Il laisse plutôt divaguer ses personnages, et c’est pourquoi Siete domingos rojos est un des rares romans – du moins de cette trempe littéraire – qui mette en scène, dans son sens étymologique, le mouvement anarcho-syndicaliste espagnol, avec ses querelles, ses exploits, ses contradictions et ses échecs [26].

Ce roman, qui décrit les émeutes populaires qui se produisent pendant la Seconde République espagnole, à la veille du coup d’État d’une partie de son armée, n’induit pas une adhésion inconditionnelle de son auteur à la cause anarchiste. Le prologue à la première édition est de ce point de vue révélateur de l’objectif poursuivi :

« Du point de vue politique ou social ce livre ne satisfera personne. Je le sais. Je ne cherche pas une vérité utile – sociale, morale ou politique – ni même cette inoffensive vérité esthétique [...] La seule vérité – réalité – que je cherche tout au long de ces pages c’est la vérité humaine qui palpite derrière les convulsions d’un secteur révolutionnaire espagnol. [27] »

Pourquoi ce livre a-t-il très majoritairement plu aux anarchistes espagnols ? Tout simplement parce qu’ils s’y sont reconnus [28]. Ils comprennent le sacrifice de Germinal García, de Progreso Conzález et d’Espartaco Alvarez, morts sous les balles de la police lors d’un meeting. Ils comprennent la fougue naïve et spontanée de la jeune Star [29] avec son coq sur les épaules, à la recherche de son identité en tant que femme et en tant qu’activiste. Ils comprennent la vie que vont mener tous les militants de ce livre : la solidarité, l’espoir [30], le courage, la clandestinité, la manipulation de la mitrailleuse ou la confection des tracts, la prison – peut-être – ou la mort.

Je crois que certains anarchistes espagnols comprennent même Lucas Samar, ce journaliste à l’esprit critique, à la fois enthousiaste et sceptique, partagé entre son amour pour la Révolution et celui qu’il éprouve pour Amparo, la fille d’un colonel. Samar, le double de Sender [31], se trouve à mi-chemin entre le monde des prolétaires et celui des intellectuels, parfois difficilement conciliables. Il se trouve également à mi-chemin entre les positions anarcho-syndicalistes de la CNT et celles, plus pragmatiques, des communistes autoritaires. Il est déchiré entre sa tendance à l’individualisme et le rêve collectif de ses camarades.

Pourtant jamais roman n’a décrit avec autant d’exactitude et d’humour à la fois [32] les dissensions et les débats au sein du mouvement anarchiste espagnol [33]. Les réunions sont tumultueuses, comme il se doit, dans un univers où, selon l’auteur, déborde l’excès de « vitalité » de ses « adeptes » [34]. Les résultats y sont parfois bien décourageants. Aux dires de Samar, les militants discutent souvent pour le plaisir de discuter, sans ne jamais aboutir à rien de concret. Et, à plusieurs reprises, le journaliste en émerge fatigué, perplexe. La lutte semble stérile car la critique des anarchistes, qui sont plus habiles à gérer les échecs que les succès, n’épargne aucune cible, y compris leur propre camp :

« Contre tout. Contre eux-mêmes aussi [...] Que cherchaient ces hommes ? Que voulaient-ils ? Il se le demandait tous les jours, et cependant il marchait auprès d’eux, plein d’espoir, vers où [35] ? »

Certains points de friction reviennent comme un leitmotiv : le dilemme entre violence et labeur constructif, entre « verbe » et action. Les réunions tournent court. La démagogie est de mise quand certains critiquent les opinions de leurs adversaires d’idées au nom d’une intouchable pureté idéologique :

« Un vieil anarchiste protestait [36] : “Il s’agit là d’un point de vue politique” [...] Un jeune propose un programme d’action immédiate [...], mais ensuite les trois autres vieux militants s’embrouillent sur la signification de ce qui vient d’être dit tout en analysant son orthodoxie avec la minutie des pères de l’Église [37]. »

Peut-être faut-il rappeler, à propos de ces débats internes, les réflexions de Lucas Samar qui mettent en lumière, sans aucun doute, l’opinion de l’auteur lui-même :

« L’anarchisme comme négation de l’État est juste. L’anarchisme intégral est une religion qui ne m’intéresse pas parce que, comme toutes les religions, elle est fondée sur la superstition [38]. »

Les trois morts qui sont à l’origine de la réaction populaire décrite dans Siete domingos rojos sont, pour le narrateur, des hommes exemplaires qui incarnent les aspects positifs du mouvement libertaire : tout d’abord sa générosité illimitée, tant du point de vue de la solidarité pratique [39] que des efforts à fournir pour la cause – car il n’y a jamais de trêve [40] ; sa force, ensuite, qui semble capable de soulever des montagnes et qui est le résultat de la somme d’une constellation d’individualités surgissant plutôt d’un substrat inconscient [41] que d’une frange purement réflexive, en concordance avec l’idée que se fait Sender de l’activité humaine. La hombría, essence immortelle de l’homme dépouillé de son masque social, se révèle dans toute son ampleur chez ces trois martyrs convertis par la lune en étoiles scintillantes. La violence « ganglionnaire » des militants anarchistes, pour utiliser un autre terme sendérien, n’est, ici, que le fruit d’un instinct de classe qui – comme l’a expliqué P. Collard – n’est pas capté par un auteur strictement réaliste [42], mais constitue « l’expression d’un état collectif de conscience » [43]. P. Collard nous rappelle, en effet, que l’idéal de Sender n’est pas « un mythe individualiste comme Dieu, mais un homme aux instincts et à la raison en parfaite harmonie » [44].

Germinal, Progreso et Espartaco sont donc le symbole de la lutte et des idéaux libertaires. Ils incarnent peut-être les trois archétypes que Sanchez Vidal décèle dans l’œuvre de Sender : le héros, le poète et le saint. Courageux, tous trois le sont, en effet, comme ils sont des saints laïcs ca¬musiens. Quant à la poésie, elle est intimement liée au sentiment, à cette sensibilité humaine qui pousse Germinal, mourant sur le pavé, à prononcer le nom de sa fille ou qui transcende Espartaco au point de le faire renoncer aux jeux de hasard : « J’imaginai ma compagne assise sur le lit en larmes. J’abandonnai tout et je rentrai chez moi. [45] »

En 1932 les militants de la CNT ou de la FAI pouvaient, sans doute, mettre un visage sur ces noms porteurs d’espoir. Cinquante ans plus tard, en janvier 1982 – tandis que Sender meurt à San Diego (Mexique) – paraît à Barcelone son dernier livre fait de souvenirs plus ou moins désordonnés et hétéroclites sur Faulkner et Picasso, Cocteau et Céline, Simone Weil et Albert Camus, des personnes qu’il a rencontrées à un moment ou à un autre de sa vie s’y retrouvant pêle-mêle. Un de ses chapitres, « Héros et martyrs », nous semble particulièrement intéressant pour une approche de Siete domingos rojos. Il aurait pu s’intituler « Trois anarchistes », mais l’appellation lui sembla difficilement saisissable par les temps qui couraient. Il songea à « Trois libertaires », mais la dimension religieuse de la trinité l’en découragea définitivement [46]. Pourtant ces héros et martyrs sont bien « trois anarchistes » espagnols. S’il est vrai que d’autres militants auraient tout aussi bien pu servir de modèles à Sender [47], les trois personnages – mythiques – de Siete domingos rojos sont directement inspirés par Buenaventura Durruti, Cipriano Mera et Juan Peiró. Trois hommes que Sender a admirés, qui ont été ses amis, qui se sont parfois opposés entre eux au sein du mouvement libertaire et qui, au moment de la publication de son dernier livre, étaient morts.

Lorsque Siete domingos rojos paraît, en 1932, personne – pas même Sender – ne peut soupçonner que ces trois militants anarchistes deviendront, pour diverse raisons, des figures légendaires de l’histoire. Pourtant, l’auteur leur emprunte déjà des traits de caractère, des manières d’être ou de s’exprimer. Mera, Durruti et Peiró sont des ouvriers, des hommes simples, sans fausse apparence, et qui ne songent pas un seul instant à devenir des héros révolutionnaires. Là résident sans doute le paradoxe et la grandeur du mouvement libertaire, qu’ils représentent.

Cipriano Mera, qui deviendra un glorieux chef militaire pendant la défense de Madrid, où il rencontra Hemingway, est mort à Paris quelques jours avant Franco. Lorsque Sender le rencontre pour la première fois, il a l’aspect d’un « criminel », petit, mal rasé, le pistolet dans la poche de sa veste. L’auteur est bientôt subjugué. Il aime à rappeler que Mera, qui était presque analphabète [48], est un « délinquant » parce qu’il pratique la « chasse furtive » dans les domaines du Pardo, propriété du roi Alphonse XIII avant la République [49], ce qui n’est pas sans rapport avec la formation et les moyens de subsistance d’Espartaco, qui va également au Pardo dans Siete domingos rojos :

« Espartaco était paysan et il vivait à Tetuán de las Victorias [...] Paysan ? C’est-à-dire “plutôt chasseur furtif”, comme il disait lui-même [50]. »

Buenaventura Durruti est, quant à lui, la légende même. Pour une partie de la société bien-pensante, il représente l’équivalent d’un Billy the Kid [51]. Ses audacieuses actions, comme le braquage de la succursale de la Banque d’Espagne à Gijón [52] et tant d’autres aventures, l’ont auréolé d’une réputation de « gangster sans scrupules » avant que sa propre mort, fortuite, au début de la guerre civile, ne lui bâtisse un mythe à sa mesure. Durruti est surtout un révolutionnaire intelligent, conscient de la réalité politique du moment. Et comme le Germinal du livre de Sender, il est aussi très attaché à sa compagne, Mimi Morin, et père de famille aimant de sa fille, Colette.

Juan Peiró, qui est sans doute pour Sender l’archétype du héros et du martyr, est admiré pour son affabilité et son extrême humilité. La transparence de ses idées le captive, et la franchise avec laquelle il s’exprime lors des congrès le désarme : « Mais merde ! Vous ne comprenez pas mes arguments ? Ils sont pourtant bien clairs ! [53] » Progreso, le double de Peiró dans Siete domingos rojos, « regardait, riait, marchait et dormait en communiste libertaire ». « Oh ! disait-il désespéré, les idées sont tellement belles et si faciles à comprendre [54] ! » Il n’accomplirait jamais d’actes violents, sauf dans le cadre d’un vaste plan révolutionnaire qui les exigerait, tout en pensant qu’en leur parlant, les ministres pourraient comprendre son point de vue : « Mais se peut-il qu’ils ne le comprennent pas ? Ah ! si je pouvais un jour leur parler aux mi¬nistres… [55] »

Si ces trois militants connus par Sender dans sa jeunesse lui ont per¬mis de créer les personnages de Siete domingos rojos, aucun d’eux, cependant, n’est sa copie fidèle. Ce serait fausser, bien évidemment, les règles romanesques qui conforment l’œuvre de l’auteur. Ramon J. Sender a connu beaucoup de militants, et tous ont pu servir sa cause littéraire. On dira donc, pour conclure, qu’en s’inspirant des trois « étoiles » libertaires que furent Peiró, Mera et Durruti, étoiles qui risquent de devenir filantes dans la société amnésique espagnole d’aujourd’hui, l’auteur de Siete domingos rojos a rendu un hommage sincère à toute une génération de rebelles [56] qui ont frôlé du doigt leur société idéale et tout perdu quand ils croyaient avoir tout gagné. Une génération qui, pour des raisons personnelles, m’est particulièrement chère.

Dalia ALVAREZ MOLINA

RAMÓN J. SENDER EN FRANÇAIS

Noces rouges, trad. Raymond Lantier, Paris, Seghers, 1948, 312 p.

Le Roi et la Reine, trad. Emmanuel Roblès, Paris, Seuil, coll. « Méditerranée », 1955, 188 p. ; rééd. avec 10 dessins d’Anne Careil, Le Rayol, Attila, 2009, 272 p.

La Sphère, traduction Françoise Reumaux, Paris, Robert Laffont, 1972, 364 p.

Mister Witt chez les cantonards, trad. Bernard Lesfargues, Lyon, Fédérop, 1979, 304 p.

Le Regard immobile, trad. Inès Cagnati et Fabien Martinez, Paris, Denoël, coll. « Romans traduits », 1983, 336 p.

L’Empire d’un homme, trad. Claude Bleton, Arles, Actes Sud, 1985, 188 p.

Requiem pour un paysan espagnol, trad. Jean-Paul Cortada, postface de Bernard Lesfargues, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 1990, 112 p.

Le Bourreau affable, trad. Michel Alvès et Armand Pierhal, Paris, Robert Laffont, collection « Pavillons », 1970 (1992), 414 p. ; rééd. Toulouse, Ombres, 1998, 416 p.

L’Aimant, trad. Jean-Pierre Ressot, Paris, Éditions de l’Imprimerie nationale, coll. « La salamandre », 1994, 368 p.

● Requiem pour un paysan espagnol, suivi de Le Gué, trad. Jean-Paul Cortada et Jean-Pierre Ressot, Le Rayol, Attila, 2010, 176 p.

L’Empire d’un homme, suivi de Le Crime de Cuenca, trad. Claude Bleton, 20 dessins d’Anne Careil, Le Rayol, Attila, 2011, 236 p.

Le Fugitif, trad. Claude Bleton, postface de Donatella Pina, ill. Anne Careil, Le Rayol, Attila, 2012, 216 p.

O.P. (Ordre public), trad. de Claude Bleton, Paris, Le Nouvel Attila, 2016, 222 p.


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