Bandeau
A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site
Notes sur l’anarchisme chinois
dans la première moitié du vingtième siècle
À contretemps, n° 45, mars 2013
Article mis en ligne le 13 juillet 2014
dernière modification le 19 février 2015

par F.G.


1906-1907.– Ces années marquent l’émergence d’un courant anarchiste chinois, mais plus particulièrement parmi les étudiants chinois séjournant à l’étranger, principalement à Paris et à Tokyo. Le groupe anarchiste le plus connu est le Groupe de Paris, formé en 1906 autour de Li Shizeng, Wu Zihui et Zhang Jingjiang. Il se dote, l’année suivante, d’un journal – Le Nouveau Siècle, sous-titré La Novaj Tempoj [1] –, qui favorise la divulgation en chinois des écrits des trois grandes figures de l’anarchisme du moment : Pierre Kropotkine, Errico Malatesta et Élisée Reclus. Rejetant l’État et l’idée de compétition, les membres du groupe insistent sur l’entraide comme facteur d’évolution de l’humanité, prônent la révolution sociale, laquelle ne sera possible que grâce à l’éducation et concentrent leurs attaques sur le confucianisme et la famille, piliers jumeaux de l’autorité dans la société chinoise. Au même moment se crée, au Japon, le Groupe de Tokyo, principalement animé par Liu Shipei et sa femme, He Zhen. Il publie un journal : Les Principes naturels. Si les liens sont étroits entre les deux groupes, leur approche idéologique peut différer. Marqué par son passé d’érudit traditionnel, Liu Shipei voit, en effet, dans Laozi, figure marquante du taoïsme, le père de l’anarchisme en Chine. Parmi les anarchistes occidentaux, il se sent surtout proche de Tolstoï et idéalise, comme lui, la vie rurale et le travail manuel. Un des articles les plus intéressants parus dans Les Principes naturels, inspiré de Kropotkine, prône la combinaison de l’agriculture et de l’industrie dans le cadre d’une économie rurale, idée qui sera reprise, par la suite, par Mao Zedong. Liu est également partisan d’une combinaison du travail manuel et du travail intellectuel, facteur d’élimination de l’inégalité sociale et de création d’une personnalité anarchiste idéale. À la différence du Nouveau Siècle, dont les articles sont plutôt intellectuels, tournés vers l’internationalisme et propageant la science comme nouvelle panacée, Les Principes naturels s’intéressent plus concrètement à la condition de la femme et de la paysannerie chinoise.

1912-1913.– En Chine, Canton constitue la principale place forte de l’anarchisme. Liu Shifu y crée, en 1912, la Société de la conscience, association de caractère plus éthique que social puis, l’année suivante, la Société du coq qui chante dans la nuit  [2], dont le but est de propager l’anarchisme à un niveau de masse. Elle sera couplée à un journal – La Voix du peuple, sous-titré La Voco del Popolo en espéranto –, et à une maison d’édition publiant les grands classiques de l’anarchisme et des compilations d’articles parus dans le Nouveau Siècle et Les Principes naturels, diffusés à plusieurs milliers d’exemplaires. C’est encore à Canton que les anarchistes mettent sur pied les premiers syndicats ouvriers modernes de Chine : une quarantaine, principalement dans les secteurs de l’artisanat et des services. De leur côté, rentrés en Chine à la suite de la révolution de 1911 qui voit le renversement de la monarchie mandchoue par les nationalistes républicains du Guomindang, les membres du Groupe de Paris ne restent pas inactifs. Convaincus que tout changement politique devra passer par une réforme sociale radicale sous-tendue par l’émergence d’une nouvelle éthique, il fondent, à Pékin, en janvier 1912, la Société pour l’avancement de la morale. Soucieux, par ailleurs, de conserver le contact avec l’Europe, creuset du mouvement révolutionnaire, et plus particulièrement avec la France, le Groupe de Paris met également sur pied, cette même année, la Société pour la promotion d’études économiques. Cette initiative est encouragée par Cai Yuanpei, membre de la Société pour l’avancement de la morale mais aussi du Guomindang, qui est devenu, entre-temps, ministre de l’Éducation du gouvernement nationaliste [3].

1914-1915.– Naissance, en 1914-1915, de la Nouvelle Société pour la promotion du travail diligent et des études économiques, qui œuvre en direction des 200 000 travailleurs chinois expatriés en France pendant la Première Guerre mondiale [4]. Avec la fin de la guerre, l’association se tourne surtout vers les étudiants. Plus connue sous le nom de Mouvement Travail-Étude, elle va connaître un rapide essor et un franc succès [5]. C’est aussi le concept « travail-étude » qui est au cœur de la pratique du Mouvement pour une nouvelle culture, initié par Chen Duxiu en 1915, alors professeur à l’université de Pékin et rédacteur en chef du magazine Nouvelle Jeunesse. Sur un autre plan, le groupe de Liu Shifu quitte Canton pour Shanghai, en 1914, pour fuir la répression. Il y fonde la Société des camarades anarcho-communistes qui va servir de modèle aux autres sociétés similaires des années à venir. Épuisé, Liu Shifu meurt des suites de la tuberculose en mars 1915, mais le relais est assuré.

1918-1919.– En 1918 paraît, à Shanghai, la Revue du travail, premier journal entièrement consacré aux problèmes du travail, dont le directeur est Liang Bingxian, un des premiers compagnons de Liu Shifu. Cette même année, les anarchistes organisent la première célébration du 1er mai. Le 4 mai 1919, une étincelle va mettre le feu à la plaine. Une manifestation réunit, en effet, 3 000 étudiants pékinois contre la décision prise en faveur du Japon par le traité de Versailles à propos de la « Question du Shandong » [6]. Massés devant le domicile de Cao Rulin, diplomate de haut rang connu pour ses sentiments pro-japonais, les manifestants y scandent des slogans hostiles, puis, sous l’impulsion de l’anarchiste Kuang Husheng, pénètrent à l’intérieur de la maison et y mettent le feu. Cet acte de défi envers le pouvoir va s’accompagner d’une série de grèves et de boycottages anti-japonais à travers tout le pays qui vont durer plusieurs semaines et ouvrir la voie à une période d’agitation révolutionnaire qui culminera en 1927. À la suite du « mouvement du 4 mai 1919 », des centaines de publications fleurissent en Chine qui appellent toutes au changement social, et souvent en termes anarchistes. Parallèlement, des œuvres d’auteurs classiques de l’anarchisme – Bakounine, Emma Goldman, Élisée Reclus, Tolstoï, Malatesta, Kropotkine [7] – sont traduites, éditées et diffusées à des milliers d’exemplaires. Il arrive même qu’elles soient commentées par la presse à grand tirage. L’anarchisme est également véhiculé par le théâtre, comme c’est le cas au Sichuan où l’un de ses plus fervents adeptes sera le jeune Ba Jin. À partir de 1919, l’éclosion de groupes libertaires publiant la plupart leur propre revue [8] va placer progressivement l’anarchisme au point nodal de la pensée révolutionnaire et le transformer en phénomène national [9]. Pour les anarchistes, les problèmes économiques de la société chinoise sont la résultante d’une cause principale : l’exploitation des travailleurs par une classe parasitaire. En plus de l’intérêt, déjà évoqué, qu’ils manifestent pour le refus de la séparation du travail manuel et du travail intellectuel, ils se préoccupent aussi de la question paysanne, comme le prouve la naissance du Mouvement des nouveaux villages, impulsé par Zhou Zuoren, le frère de l’écrivain Lu Xun. Inspiré du mouvement japonais du même nom et des thèses de Tolstoï et de Kropotkine, il prône la multiplication de communes rurales au sein desquelles la suppression de la propriété privée permettra l’application du principe « de chacun selon son travail à chacun selon ses besoins ».

1920-1924.– Deux ans durant, anarchistes et marxistes ont travaillé ensemble. À l’été 1919, Huang Lingshuang a fondé l’Alliance socialiste en collaboration avec Chen Duxiu et Li Dazhao – « le premier marxiste chinois ». Des anarchistes ont adhéré aux groupes marxistes mis en place sous l’impulsion du kominternien Gregori Voitinski – où ils étaient parfois majoritaires, comme dans celui de Canton. La scission entre les deux tendances se produit en novembre 1920. Elle est directement liée au projet de restructurer les groupes marxistes locaux et les fondre dans une organisation communiste nationale embryonnaire dotée d’un journal spécifiquement bolchevik, Le Communiste. Dans son premier numéro, Le Communiste lance un appel aux anarchistes, adversaires de la propriété privée et du capitalisme, pour les inciter à rejoindre ce parti communiste en devenir, une organisation qui revendique l’établissement de la « dictature du prolétariat » et assume des règles de fonctionnement destinées à imposer, à l’échelon national, une discipline uniforme. Pour Le Communiste, les anarchistes n’ont d’autre choix que celui-là, sauf à faire le jeu des capitalistes. En filigrane se dessine déjà la thèse de l’anarchisme « allié objectif de l’ennemi de classe »… Les anarchistes refusent le diktat. Dès lors va s’instaurer entre eux et les marxistes une polémique dont le point d’orgue sera le débat qui opposera, en mars 1921, Chen Duxiu, futur secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC), et Ou Shengbai, porte-parole des anarchistes cantonais. Cependant, la scission n’empêche pas le maintien d’un certain niveau de collaboration entre les deux tendances. C’est ainsi que, au printemps 1922, des délégués anarchistes assistent, à Moscou, au Congrès des travailleurs d’Extrême-Orient. Cette année 1922 marque, par ailleurs, l’apogée du mouvement anarchiste, qui compte, à ce moment-là, plusieurs milliers de membres, ce qui le situe dans un rapport de forces favorable par rapport aux communistes. Cela dit, ses faiblesses sont évidentes : absence de liens organiques entre les divers groupes, manque de moyens financiers et carence de positionnement clair sur la question nationale qui va bientôt occuper, et pour longtemps, le devant de la scène.

1924-1927.– À la suite de l’accord de coopération, signé en 1923, entre le Komintern et le Guomindang, les communistes vont se rapprocher des nationalistes. Ainsi, dès janvier 1924, trois communistes – dont Li Dazhao – siègent au comité central du Guomindang. Cette alliance va permettre au PCC de « décoller ». Après l’ « Incident du 30 mai 1925 » dont les répercussions sont considérables à Shanghai [10], le PCC va passer de 1 000 à 50 000 adhérents et prendre l’ascendant dans la classe ouvrière. Cette seconde vague révolutionnaire va profondément diviser les anarchistes entre « puristes » et « pragmatiques ». Les premiers sont partisans de s’en tenir à l’écart au prétexte que l’alliance entre le PCC, favorable au capitalisme d’État, et le Guomindang, représentant de la bourgeoisie nationale, n’est dirigée que contre le capital étranger et ne remet nullement en cause, bien au contraire, les bases du système d’exploitation. Les seconds, dont Ba Jin, y voient une révolution populaire émergeante à laquelle les anarchistes se doivent nécessairement de participer pour y exercer leur influence et lui imprimer une orientation anarchiste. À n’en pas douter, la perte d’influence des anarchistes favorise la montée en puissance du PCC qui, convaincu que son heure est arrivée, provoque, en avril 1927, à l’instigation de Staline [11], une grève générale à Shanghai. Celle-ci est noyée dans le sang à la suite d’un retournement d’alliance de Tchang Kaï-chek, désormais maître tout-puissant du Guomindang. C’est alors que, souhaitant retrouver son influence perdue au sein du mouvement ouvrier, une fraction des anarchistes, emmenée par Li Shizeng et Wu Zihui, décide de collaborer avec le Guomindang, et provoque, ce faisant, une fracture irréversible au sein du mouvement libertaire – avec Ou Shengbai et les anarchistes sichuanais notamment, dont Ba Jin, qui y voient une trahison. Pour Li Shizeng et Wu Zihui, membres à titre individuel du Guomindang depuis 1907 – et élus en 1924 à sa commission centrale de contrôle –, soutenir la campagne révolutionnaire engagée par le Guomindang contre les seigneurs de la guerre du Nord, c’est, au contraire, placer l’anarchisme dans le sens de l’histoire en s’appuyant sur les « trois principes du peuple » comme moyen de parvenir à sa réalisation.

1928-1930.– Dans le droit-fil du programme « Travail-Étude » est créée, à Shanghai, à la fin de l’année 1927 l’Université nationale du travail [12]. S’appuyant sur l’enseignement de Kropotkine, il s’agit de « transformer les écoles en champs et en usines, et les usines et les champs en écoles ». Pour ses promoteurs, la combinaison « travail-étude » doit créer un nouveau type d’individu, indifféremment « travailleur-intellectuel » ou « intellectuel-travailleur ». Dans cette perspective, chaque niveau d’étude dispose de 40 % de temps consacré au travail manuel, soit en moyenne trois heures par jour. L’autre caractéristique de cette université est de favoriser le recrutement d’étudiants d’origine paysanne et ouvrière n’ayant d’autres moyens de poursuivre leurs études que l’obtention de bourses gouvernementales. Parmi les professeurs de renom qu’elle a recrutés figurent Lu Xun, doyen du département de littérature chinoise, et Jacques Reclus, petit-neveu d’Élisée Reclus, le français étant, par ailleurs, la première langue étrangère enseignée. Au milieu de l’année 1928, l’université, qui a une capacité de 600 places, compte 289 étudiants. C’est au même moment que commence sa reprise en main politique et idéologique par le Guomindang. Alors que le but poursuivi par les anarchistes est de former, à travers elle, des militants aptes à promouvoir un mouvement syndical indépendant, le parti nationaliste, lui, ne s’intéresse qu’à la formation de cadres capables de chapeauter un mouvement syndical considéré comme simple courroie de transmission du pouvoir politique en place. Pour le Guomindang, l’heure est également venue de normaliser la Fédération des syndicats de Shanghai, dont il partage la direction avec les anarchistes et qui regroupe environ 50 000 travailleurs au sein d’une cinquantaine de syndicats et d’associations ouvrières concurrents du Syndicat général du travail, d’obédience communiste. À partir du moment où le Guomindang, autoproclamé « parti révolutionnaire », a accédé au pouvoir étatique, l’idée de la révolution prônée par les anarchistes lui devient intolérable. Dès lors, les militants anarchistes, qualifiés de « communistes », se voient proscrits des instances de la Fédération des syndicats de Shanghai. Bien que vidée progressivement de son contenu libertaire et amputée, dès 1930, de ses crédits de fonctionnement, l’Université nationale du travail continuera, malgré tout, d’exister jusqu’en 1932.

1932-1937.– Pour mener à bien leur stratégie de conquête du pouvoir, les communistes abandonnent les villes pour les campagnes. Leur priorité est de faire preuve d’une capacité organisationnelle suffisante pour imposer ses propres formes de pouvoir sur les zones conquises avant de le généraliser à l’ensemble du territoire chinois. Cette nouvelle stratégie, dite de l’ « encerclement des villes par les campagnes », consacre la suprématie de Mao Zedong au sein du PCC. Parmi les anarchistes, les positionnements sont divers : certains rejoignent les rangs communistes ou vont s’installer dans leurs « zones rouges » ; d’autres, très minoritaires et sous influence de Li Shizeng et Wu Zihui, rallient le Guomindang ; d’autres abandonnent toute activité militante ; d’autres – la plupart – continuent d’agir de façon clandestine dans les régions gouvernées par les nationalistes. À l’instar de Ba Jin, les anarchistes restés fidèles à leurs convictions vont, pour l’essentiel, se cantonner à des activités d’édition et de diffusion, souvent en espéranto. Si le rêve anarchiste semble avoir vécu, l’espoir renaît, pour les militants libertaires chinois, lorsque leurs frères espagnols occupent, en 1936-1937, le devant de la scène internationale [13]. Lorsque le Japon entre en guerre contre la Chine, en 1937, oubliant leur credo antimilitariste [14], nombre d’anarchistes chinois, dont Ba Jin, soutiennent l’effort de défense national et appellent à la mobilisation populaire contre l’ « agression japonaise ».

1949.– La victoire du PCC va sonner le glas des activités anarchistes. Nombre de militants choisissent, alors, de partir pour Hongkong, Taiwan, Paris ou les États-Unis. Quant à ceux qui restent en Chine, ils vont se fondre dans le paysage. Seuls quelques-uns d’entre eux feront acte d’allégeance au nouveau régime, parmi lesquels Ba Jin, qui en deviendra une figure officielle. Ce qui ne l’empêcha pas d’être vivement critiqué lors de la « campagne anti-droitière » de 1957 et publiquement humilié pendant la « Révolution culturelle », où il sera vite qualifié d’ « herbe vénéneuse de l’anarchisme » [15] !

Jean-Jacques GANDINI

[Ces notes ont été élaborées à partir d’une étude parue
dans Perspectives chinoises – n° 16, juin 1993, pp. 37-41 :
« L’anarchisme, face cachée de la révolution chinoise ».] [16].


Dans la même rubrique