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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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À propos des grands auteurs
À contretemps, n° 42, février 2012
Article mis en ligne le 15 novembre 2013
dernière modification le 30 janvier 2015

par F.G.


Il est assez naturel de désirer mettre sa pensée à l’abri d’un système, et c’est cette préoccupation, plus peut-être que le contenu positif du marxisme, qui a fait le succès de la conception du monde dont Marx, mais surtout Engels (admirateur quelque peu obtus de son maître et compagnon) et leurs successeurs ont fourni les cadres rigides. Savoir que l’on tient, dans un rayon de bibliothèque, la clé de tous les problèmes humains – même si cette clé est un peu rouillée, et si elle n’ouvre certaines serrures qu’en brisant le penne – cela est exaltant et crée un « complexe de supériorité ». À vrai dire, Marx et Engels avaient plutôt synthétisé qu’inventé, et la synthèse née de leur coopération avait pour éléments constitutifs quelques acquisitions assez fragiles de la première moitié du XIXe siècle ; Kautsky, disciple direct, classe ces éléments comme suit : « Économie politique anglaise, socialisme français, philosophie allemande » [1].

Adam Smith, Saint-Simon, Hegel, voilà donc les trois grandes sources. Bien de l’eau a coulé sous les ponts depuis lors, et l’économie, la sociologie, la philosophie ont fait quelques progrès. Les marxistes de stricte observance n’en ont pas moins la prétention de dominer, du haut de leurs pyramides idéologiques, le développement passé, présent et futur des connaissances humaines – sans excepter celles dont Marx, Engels, érudits très spécialisés, n’avaient pas la moindre notion (la physiologie par exemple : Marx parle encore, comme un médecin de Molière, des esprits animaux) ; – y compris également celles dont ils ne pouvaient rien connaître, pour la bonne raison qu’elles furent fondées après leur mort (pour n’en citer qu’un exemple : la génétique, qui n’a véritablement commencé qu’avec l’exhumation vers 1900 de travaux de Mendel).

L’orgueil de Marx était immense et son arrogance polémique sans égale, mais il serait certainement épouvanté ou indigné s’il apprenait, dans l’au-delà, qu’on enseigne en URSS aux sages-femmes et aux jardiniers une gynécologie et une arboriculture fruitière dont on lui attribue la paternité (à lui qui accabla d’enfants la pauvre Jenny von Westphalen, faute sans doute des notions nécessaires, et qui n’eut certainement pas distingué un chêne d’un pommier !).

Les vrais responsables sont ici les prêtres de la marxolâtrie.



Les anarchistes n’ont pas, en général, l’humeur aussi casanière et adorante que les socialistes autoritaires, et beaucoup d’entre eux se trouveraient mal à l’aise dans une prison idéologique bien fermée et pourvue d’avance de tout le nécessaire intellectuel ; ils aiment un peu butiner à l’aventure, même s’ils récoltent parfois plus de poussière que de nectar ou de pollen, en cherchant fortune sur les sentiers de la vie et dans les boîtes à livres des bouquinistes.

Il en est cependant qui ne se hasardent pas volontiers à cheminer sans prendre pour béquilles les citations des bons auteurs, et sans brandir à tout propos (parfois même hors de propos) les noms de Proudhon, Bakounine, Kropotkine et de quelques autres, à l’adresse de ceux qui oseraient les contredire. Ne leur cherchons pas chicane, c’est là une fort innocente manie et qui ne fait de tort à personne, sinon peut-être à eux-mêmes ; car deux lignes ou même vingt pages d’Élisée Reclus, de James Guillaume ou de Ricardo Mella n’ont jamais passé parmi nous pour des oracles devant quoi il fût nécessaire de se prosterner ; et c’était bien ainsi que ces vaillants pionniers l’entendaient ; ils écrivaient pour être compris, non pour être récités, et leurs vrais disciples étaient, à leurs yeux, ceux qui ne les croyaient point sur parole.
Quant à trouver quelque part chez nos grand auteurs l’équivalent de ce que fut pour les scolastiques Aristote (ou, plus tard, saint Thomas d’Aquin), il n’y faut guère compter. D’ailleurs l’esprit moderne s’y refuse. Alors que Hegel ou Comte, sur leurs vieux jours, eussent volontiers débattu de omne re scibili, comme le jeune Pic de la Mirandole, une prétention de ce genre ne se rencontre plus que chez des charlatans sans importance (théosophes, anthroposophes et leurs pareils). Aujourd’hui, chacun sait trop bien qu’une « synthèse » complète des connaissances humaines est devenue impossible, même pour le plus formidable génie ; que la recherche fait, sans cesse et de toutes parts, éclater la « science » des manuels et des systèmes ; que la connaissance des « lois physiques », jadis bien assises dans l’abstraction, devient de plus en plus, en se précisant et en perfectionnant ses appareils de mesure, une simple supputation de probabilités ; et, qu’enfin, les vérités « acquises » se rangent de plus en plus en deux catégories : 1° celles qui se distinguent par une clarté et une généralité parfaites, mais qui ne sont que des conventions de langage (« deux et deux font quatre ») ; 2° celles qui, concrètes et adéquates au réel dans une plus large mesure, sont dans la même mesure obscures, compliquées et incertaines (« Napoléon serait mort du cancer »). La présence de l’esprit critique qui distingue l’anarchiste, le rapproche sur ce point non du « savant » – mais du « chercheur », dont l’attitude mentale dominante est, de plus en plus, le doute méthodique et pour qui, approfondir un problème, c’est en susciter dix, vingt, cent autres, réclamant chacun leur Œdipe : seul, le conformiste naïf s’imagine que la science se construit comme les manuels d’enseignement et qu’elle manipule, comme eux, des « certitudes » ; seul, il est toujours prêt à croire ce qui est imprimé par les « bons auteurs » et à se représenter les « savants » de la tribu comme des dieux ou des sorciers.



On pourrait peut-être évaluer la culture scientifique d’un homme à l’étendue de l’ignorance qu’il professe ; et de même, l’on pourrait dire qu’en un sens l’anarchisme de chacun se mesure au peu d’importance qu’il attribue aux belles constructions théoriques tirées au cordeau – toujours incompatibles avec la vie, le sens de la vie libre et celui des réalités humaines.

Pour avoir une confirmation assez éclatante de cette dernière hypothèse, il suffit de regarder Proudhon ; Proudhon, infatigable remueur de notions et de faits, chambardeur de tous lieux communs, se contredit éperdument d’un bout à l’autre de son œuvre. « Destruam et edificabo » : il détruit et il édifie ; sa vie est un chantier perpétuel. S’attacher à la lettre morte pour remplir des fiches – et, de ces fiches, avec l’aide d’un pot de colle, bâtir un Proudhon géomètre social – c’est se condamner à négliger l’essentiel. Hercule plébéien de l’idéologie, Proudhon est un tempérament, avant même d’être un esprit. Il sent anarchiste. À cet égard, il y a peut-être moins à tirer des formidables compilations dialecticiennes par lesquelles l’auteur des Contradictions économiques fraya la route à celui du Capital, que d’un simple billet à Marx où Proudhon décline l’honneur d’être sacré membre d’une police théoricienne chargée de contrôler, d’épurer et de régenter le socialisme.

Entendons-nous, il faut lire Proudhon et, si possible, d’un bout à l’autre ; mais bien plutôt pour le sentiment, la démarche, le style de vie spirituel et moral, et pour de splendides éclairs d’intuition projetés sur le monde, que pour le schéma logique ou « didactique » de la pensée. Réduire Proudhon au système (comme l’a tenté Elzbacher dans son honnête bouquin où les grands anarchistes sont classés par un entomologiste docteur en droit), c’est confondre les navigations d’Ulysse avec l’horaire-itinéraire des paquebots-poste. D’ailleurs, il y a une façon anarchiste de lire les livres, et que l’on peut appliquer à n’importe quelle grande œuvre. Elle consiste à y rechercher non l’autorité (à reconnaître ou à renverser) mais la seule liberté dans son jaillissement créateur. Ne lisez pas Proudhon pour y faire le tri (selon les idées reçues, en 1952, ici ou là) de ce qui est anarchiste et de ce qui ne l’est pas ; lisez-le pour sympathiser avec les combats spirituels, l’austère pauvreté et l’immense labeur d’un homme qui vous admet, lui, par son livre, à l’honneur d’un dialogue entre égaux.



Que dirais-je de Bakounine ? Il nous fascine par l’immensité de sa nature aristocratique et barbare ; par sa violence généreuse ; par la profondeur machiavélique et la simplicité enfantine de son révolutionarisme pandestructeur ; par le caractère oral de tout ce qu’il écrit, courant impétueusement de digressions en digressions comme dans ces conversations où se déversent, entre minuit et l’aube, le trop-plein des cœurs et des cerveaux surexcités par la proximité de quelque catastrophe sociale. Il est proche et lointain, complexe et rudimentaire, inquiétant et charmeur, fort comme un titan et séduisant comme une femme. Sa flemme, ses sursauts d’énergie, sa bohême et ses prodigalités, ses fiascos et ses ténacités, ses intuitions et ses illusions, en feront éternellement un exemple et un problème pour les révoltés, dont il incarne à un haut degré les vertus, les faiblesses et les tentations. Il eut le culte et le dédain de la masse, la folie et le mépris de la science, la haine de la culture et une compréhension innée de ce qu’elle a de plus grand. On ne l’approche pas impunément ; on ne s’en éloigne pas sans nostalgie. C’est un penseur incohérent – mais il illumine et simplifie tout ce qu’il touche, avec la force d’un prophète. On trouve chez lui côte à côte un maximum d’utopie et un maximum de réalisme. Le bolchevisme lui doit son triomphe et l’anarchisme ses défaites ; et pourtant il est des nôtres. Personne n’est plus cosmopolite, et personne n’est plus russe que lui. L’adoration de la force et le refus de s’incliner devant la force, c’est lui. Il ne laisse pas une œuvre, mais une vie. Il est l’inquiétude errante, avec on ne sait quelle étrange placidité. Aucune phrase, aucun geste de lui ne peut être détaché du reste. Homme informe, mais complètement homme.

Pour nous, Bakounine n’est pas tellement l’auteur d’un (ou deux) catéchismes révolutionnaires que celui d’une hiérarchie des bonheurs : « Premièrement, mourir pour la liberté ; deuxièmement, l’amour et l’amitié ; troisièmement, fumer ; puis, dans l’ordre, dormir, boire, manger. » Il fut adoré de plusieurs. Il déçut ceux qui l’aimaient. (Un seul être le domina quelque temps – un certain Netchaïev : Bakounine rompit sa chaîne). Il finit seul, près d’un vieux musicien qui soignait la guenille charnelle trop lente à mourir. En réalité, il laissait deux filles : la Commune et l’Internationale.



Reste, peut-être, Kropotkine – notre « grand savant » – que Malatesta, esprit positif en sa qualité de médecin, appelait plus justement « un poète de la science ». À travers certains de ses écrits, et l’adoration de certains de ses disciples, l’anarchisme – devenu philosophie ou idéologie – se présente comme l’acceptation d’un système soi-disant « scientifique » ou « synthétique » d’interprétation du monde, lié à un rêve de rédemption sociale. Sa « société future » est une utopie communiste sur laquelle les anarchistes kropotkiniens n’ont jamais su se mettre d’accord qu’en restant dans le vague. Depuis lors, une légitime réaction s’est produite, au fur et à mesure que s’avéraient insoutenables la prétention de tout connaître, le besoin de tout réduire en système préconçu et la foi en un univers mécanique, où la volonté du révolutionnaire était inconsciemment projetée en tant que destinée du monde, loi de l’évolution, déterminisme moniste, etc. C’est un fédéralisme, c’est-à-dire un art des relations libres, qui se dégage de l’œuvre de Kropotkine comme sa partie constructive et vitale, tandis que s’effondrent les perspectives « progressives » les plus désuètes du biologiste, de l’économiste et de l’historien. Du même coup, on renonce de plus en plus à la définition de « l’anarchiste » comme « celui qui possède par son idéologie la clé de la vérité, et celle de la justice dans la connaissance synthétique de ce qui est et de ce qui doit être ou sera ». Tout cela nous conduit peu à peu vers une définition à la fois plus précise et plus large : « l’anarchiste est celui qui manifeste, en pensée et en acte, la volonté consciente d’être libre et de respecter la liberté d’autrui » ; tout homme est « anarchiste » quand il affirme, en pensée et en acte, à la fois sa liberté et la liberté du prochain.

Tel est, croyons-nous, le critère de cet anarchisme volontariste, éthique et agnostique, qui constitue au XXe siècle l’antidote du poison totalitaire. Pluraliste, il laisse les mains libres à la recherche de la vérité, au lieu de poursuivre dans les faits la justification exclusive de telle ou telle hypothèse sociologique. Par là même, il reste ouvert à toute acquisition nouvelle, comme à toute fraternité hors dogme. Indépendamment des flux et reflux de l’histoire, il apparaît comme une constante de l’esprit humain. Il est présent, à quelque degré, dans toutes les existences et dans tous les livres. Et il ne tient qu’à nous de l’intensifier dans notre vie, sans avoir pour cela le besoin de suppléer à des circonstances défavorables par la croyance en des livres sacrés.

André PRUDHOMMEAUX [André Prunier]
Défense de l’homme, n° 54, avril 1953.



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