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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Aux perdants de l’indépendance
Article mis en ligne le 16 avril 2019

par F.G.

■ Nedjib SIDI MOUSSA
ALGÉRIE, UNE AUTRE HISTOIRE DE L’INDÉPENDANCE
Trajectoires révolutionnaires des partisans de Messali Hadj

Paris, Presses universitaires de France, 2019, 336 p.
et, simultanément, Alger, Barzakh, 336 p.]

En une époque ancienne, il n’était pas rare, dans les débats publics, de s’entendre demander « d’où tu parles ? » – comprenez par-là à partir de quelles données sociales objectives et de quelles subjectivités personnelles inavouées. Ce fut un tic d’un temps d’après-fête où la pose révolutionnaire affichait une certaine attirance pour le comminatoire. Le gauchisme était passé, sans même s’en rendre compte, du printemps à l’hiver. On se demandera ce que ce « d’où tu parles ? » peut bien avoir affaire avec une recension concernant un livre consacré aux « trajectoire révolutionnaires des partisans de Messali Hadj » (1898-1974), grande figure du mouvement indépendantiste algérien. J’y viens, et j’y réponds. Car pour le coup, je parle d’abord d’un souvenir d’enfance, et surtout d’un visage, celui d’un certain Mourad, messaliste de cœur et libertaire de tempérament qui fréquentait La Vielleuse, le café parisien où se réunissaient, après leurs assemblées du dimanche, les compañeros espagnols de la CNT en exil [1]. C’était leur copain, ce Mourad que tout le monde appelait « Morado », une sorte de frère de plus bas, travailleur émigré comme eux, prolétaire comme eux. Quand mon père, rarement mais parfois, m’invitait à l’accompagner aux assemblées dominicales, j’attendais plus ou moins sagement l’heure de la limonade de La Vielleuse. C’était toujours une joie d’y rencontrer Mourad et de l’entendre me raconter, le regard malicieux, des contes et légendes de son pays. Un jour, Mourad cessa de venir à La Vielleuse. Sans laisser de trace. La guerre interne aux indépendantistes algériens avait été gagnée par le FLN contre le MNA. À Paris et dans sa banlieue, je veux dire. Elle fut gagnée sans quartier. Les anarchistes espagnols étaient de cœur avec les messalistes. Probablement parce qu’ils les côtoyaient sur les chantiers. Un peu aussi parce qu’ils portaient l’histoire de leur propre révolution trahie en bandoulière et qu’ils préféraient les vaincus aux vainqueurs. Voilà pour l’incipit.

Un héritage (sans testament)

Nedjib Sidi Moussa s’est fait connaître, en 2017, par un livre en tout point remarquable, La Fabrique du musulman (Libertalia, 2017), qui procédait à un démontage en règle parfaitement argumenté du mécanisme de glissement progressif, repérable depuis une vingtaine d’années, qui a conduit la « gauche de la gauche » à intégrer à son lexique militant des discours ethno-différentialistes, communautaristes et « décoloniaux » participant d’une entreprise confusionniste et régressive visant à substituer toute perspective d’émancipation fondée sur la question sociale par une racialisation généralisée des conflits et des rapports de domination. Inutile de préciser que, se situant clairement à rebours des lubies de la French Theory devenues dominantes dans les corridors du savoir universitaire français déconstruit, le docteur en science politique Nedjib Sidi Moussa y fut clairement assigné, quand il en eût, à des tâches subalternes. Il fut un temps où le contrôle de la pensée était stalinien ; il est désormais postmoderne. Les maîtres changent ; les pratiques restent.

« L’auteur de cet essai, pouvait-on lire en avant-propos de La Fabrique du musulman, n’a pas choisi son nom qui lui a été donné à sa naissance survenue en 1982 à Valenciennes. C’est dans cette région industrielle qu’avait trouvée refuge, vingt ans plus tôt, une famille algérienne composée d’indépendantistes privés d’indépendance, de révolutionnaires frustrés de leur révolution, de patriotes éloignés de force de leur patrie, et cela en raison de leur fidélité à Messali Hadj. Ceci permettra de questionner le flou de l’expression “issu de la colonisation”, en vogue dans certains milieux. (p. 11) » S’il convient de reprendre ici cette citation, c’est qu’elle dit beaucoup, en peu de mots, de ce qui, dans l’histoire familiale de Nedjib Sidi Moussa, a fait levier : un rapport intime à la défaite, mais aussi à la dette que l’on doit aux vaincus de l’histoire quand, leur vie durant et en dépit des épreuves qu’ils ont traversées, ils n’ont pas démérité de l’idée d’émancipation. Qu’on se rassure, cependant : son nouvel opus – Algérie, une autre histoire de l’indépendance – ne relève, d’aucune manière, du genre panégyriste. L’héritage (sans testament) du messalisme que l’auteur assume, n’influe en rien, en effet, sur l’analyse historique qu’il tire de sa complexe trajectoire, analyse que certains héritiers (testamentaires) de Messali Hadj ne manqueront sans doute pas, de leur côté, de juger trop critique ou distancée. Comme si l’historien pouvait s’épargner l’examen lucide et la mise en perspective de son objet d’étude.

Méthode et questionnements

Issu d’une thèse soutenue en 2013, cet ouvrage, nous dit l’auteur, « se propose de saisir les propriétés du milieu messaliste et comprendre comment ces colonisés deviennent révolutionnaires, comment ils qualifient de révolution ce qu’ils font, comment ils mettent en pratique la révolution et comment, leur défaite consommée, ils cherchent à rester fidèles à cet engagement. Car il y eut bien une révolution en Algérie, ne serait-ce que par “rupture du système colonial français” [René Gallissot] même si ce processus ne se limite pas à la séquence de 1954-1962 » (p. 21).

Cette problématique, Nedjib Sidi Moussa la construit et l’articule autour d’un événement pivot dans l’histoire du messalisme : la convocation, à l’été 1954, à Hornu (Belgique), d’un congrès extraordinaire du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) – qui a succédé en 1946 à l’Étoile nord-africaine (fondée en 1926), puis au Parti du peuple algérien (créé en 1937). Ce congrès a pour objet de trancher les sérieux différends qui opposent, au sein de l’organisation, les fidèles de Messali, les « centralistes » et les « activistes ». Les premiers très attachés à la figure du Père, sont majoritaires chez les militants de base, surtout de l’émigration ; les seconds soutiennent la majorité bureaucratique et technicienne du comité central et sa ligne « réformiste » de collaboration institutionnelle ; les troisièmes critiquent le déphasage du MTLD, ne croient plus en l’action politique, ont créé, quelques mois plus tôt, le Comité révolutionnaire pour l’unité et l’action (CRUA) et se situent dans une perspective d’accélération de la lutte armée. Extraordinaire, le congrès d’Hornu l’est au moins à trois titres. D’abord, par l’indéniable habilité politique qu’y démontra Messali Hadj, alors placé en résidence surveillé à Niort après avoir été expulsé d’Algérie le 14 mai 1952. Par le rôle éminent de conseiller, ensuite, qu’y joua Moulay Merbah, secrétaire du MNA de l’intérieur et l’un des plus proches lieutenants de Messali en Algérie – dont l’auteur a étudié méticuleusement les archives, comme il a travaillé sur celles de Messali et de son mouvement, mais aussi sur les pièces militaires, policières et diplomatiques progressivement déclassifiées à partir des années 2000. Enfin, par cette « généalogie de la fidélité et de la trahison » (p.77) que l’auteur retrace pas à pas – et qui caractérisa, avec les révisions qui s’imposèrent au fil du temps, le discours du Mouvement national algérien (MNA), fondé au lendemain du congrès d’Hornu, le 4 novembre 1954, comme dernière déclinaison d’un messalisme que l’histoire allait finir par déplacer sur ses marges, puis à engloutir dans l’oubli. Car ce qui se joua à Hornu, ce fut aussi l’éclatement progressif d’une centralité que Messali Hadj incarnait au sein de l’indépendantisme révolutionnaire algérien depuis ses origines.

Pour riches et variées qu’elles soient, les sources n’induisent pas automatiquement, en matière d’histoire, la pertinence des questionnements de l’historien. Il faut pour cela qu’il adopte une méthode rigoureuse, mais aussi un axe de recherche singulier. De ce point de vue, l’étude de Nedjib Sidi Moussa, construite à hauteur d’hommes et faite d’allers-retours sur l’avant et l’après-congrès d’Hornu, peut être considérée comme exemplaire. Non seulement parce qu’elle « s’inscrit dans une perspective matérialiste, universaliste et non essentialiste » (p. 27), ce qui est déjà remarquable par les temps qui courent, mais parce qu’elle aborde, de fait, un vaste champ d’investigation dont l’axe principal s’organise autour de l’analyse des trajectoires militantes de certains des « trente-neuf membres présumés » (p. 18) du Conseil national révolutionnaire (CNR) – double référence au Conseil national de la Résistance français et au Conseil de la révolution égyptienne de 1952 –, fondé, comme « institution transitoire » et clandestine, en juillet 1954, « pour conduire le peuple algérien, dignement et fièrement, dans la voie de la libération nationale [2] ». Avec cette précision que, pour l’auteur, la « révolution algérienne » ne saurait être limitée aux seuls faits d’armes de la période chaude 1954-1962, mais qu’elle eut un « avant », à bien des égards glorieux, que l’historiographie indépendantiste dominante d’après la victoire s’acharna à enterrer.

De l’antériorité comme handicap

Il semble faire peu de doute, pour Nedjib Sidi Moussa, que l’« éclatement » de « l’institution messaliste » aux lendemains du congrès d’Hornu entraîna le parti indépendantiste dans une spirale « de l’échec en politique qui s’explique en partie par la persistance des habitudes adoptées durant la légalité, devenues obsolètes avec la lutte armée » (p. 26). L’historien a sans doute raison, mais il y a peut-être davantage. Vient toujours en effet un temps de table rase – ou de page blanche – dans l’histoire où l’antériorité se transforme en handicap, car elle a fini de faire legs d’espoir pour faire legs de poids. On peut penser à quelque chose qui relève de cela dans l’inversion, somme toute rapide, au sein du mouvement indépendantiste algérien, du rapport des forces entre le messalisme historique de type MNA et le nouveau nationalisme rupturiste et militarisé du Front de libération nationale (FLN) auquel se rallièrent, in fine, nombre de messalistes.

Au-delà des appartenances et des conversions à tel ou tel clan, l’analyse sociologique permet sans doute de comprendre en quoi les conflits internes au messalisme, ceux que trancha sans les régler le congrès d’Hornu, recoupaient aussi divers apparentements, habitus, positions de classe ou perspectives de pouvoir contradictoires. Quoi qu’il en soit, la période qui va de juillet à novembre 1954 – le début officiel de l’insurrection – marque un de ces moments historiques où, dans la tempête d’un temps accéléré par ses protagonistes, s’opère une claire recomposition des forces et où le nouveau commence progressivement à recouvrir l’ancien. Dans ces périodes agitées, la force des « habitudes » – qu’on peut aussi nommer patience ou stratégie d’attente, celle que défendait, par exemple, le MNA, rallié à l’idée de la lutte armée, mais désireux de ne pas l’engager avant préparation – joue toujours en défaveur du camp qui peine à s’en défaire. La « Toussaint rouge » de 1954, lancée par un FLN constitué quelques jours plus tôt sous influence des « activistes » du CRUA, anciens messalistes donc, participe d’une double démarche : d’une part, prendre le pas sur le MNA en sachant que, l’estimant prématurée et dangereuse, il ne pourrait que s’abstenir d’en être et, d’autre part, utiliser à leurs fins propres la très populaire figure du « Hadj », notamment en Kabylie et dans les Aurès, pour lui rallier des partisans en distribuant son effigie. Le machiavélisme du FLN des débuts était déjà largement affûté. Au point d’avoir prévu, comme le reconnut plus tard Ben Bella, que la répression s’abattrait d’abord, et par la force des habitudes là encore, sur les messalistes. Et, ajouterons-nous, que, ce faisant, les forces colonialistes faciliteraient objectivement la tâche que le FLN finirait par achever.

L’indépendantisme prolétarien des origines

Cette « généalogie de la fidélité et de la trahison » agit bien comme fil rouge d’un récit minutieux où l’auteur restitue ce qui fit de l’indépendantisme révolutionnaire messaliste, depuis ses origines, une forme politique originale. Sa plus notable singularité tient sans doute au fait d’être né en métropole, dans l’émigration ouvrière algérienne et sur la double base de l’anticolonialisme et de l’émancipation sociale. Accédant à la visibilité politique par la création en 1926, dans le giron de l’Internationale communiste, de l’Étoile nord-africaine (ENA), l’indépendantisme prolétarien des messalistes eut donc pour premier port d’attache le bolchevisme. Vite tendus, les liens de l’ENA avec l’appareil de direction communiste ne tarderont pas, il est vrai, à se compliquer. Plus abstraitement que réellement « communiste », ce messalisme des origines connaîtra, en effet, tous les contrecoups d’une histoire qui, se pensant et se faisant ailleurs, dans les antichambres du Komintern pour être précis, finiront par se passer de son apport à la cause. Deux ans après la création de l’ENA, les « étoilistes » se verront privés du soutien financier du Parti et Messali Hadj démis de son poste de permanent. La question, dès lors, se pose pour eux de la constitution d’une « organisation indépendante sur la base nationale [3] ». Le 20 novembre, l’ENA est dissoute par le tribunal de la Seine, et immédiatement reconstituée sous le nom de la Glorieuse Étoile nord-africaine. La décennie qui vient verra les « messalistes » rallier le camp de l’antifascisme tout en tentant de préserver leur indépendance. Étudiée dans le détail – et sans rien omettre des réserves, des méfiances, des dérapages et des confusions (parfois teintées d’antisémitisme) de certains « étoilistes » –, la période du Front populaire verra progressivement se distendre, nous dit Nedjib Sidi Moussa, et ce « malgré les convictions républicaines et antifascistes de Messali Hadj » (p. 120), les liens supposément objectifs des « étoilistes » avec la gauche. La rupture nette viendra avec le projet Blum-Viollette visant à accorder la citoyenneté française « à certaines catégories d’autochtones » que les indépendantistes jugeront, à juste titre, diviseur et impérialiste. Vécue comme une trahison, le soutien des communistes – qui a désormais son organisation sœur, le Parti communiste algérien (créé en octobre 1936) – au projet Blum-Viollette, sonne l’éloignement définitif des « étoilistes » de la sphère communiste. Le 26 janvier 1937, un nouveau décret – dont Daniel Guérin, rappelle l’auteur, attribuait l’intention au PCF [4] – frappe l’ENA de dissolution, effective cette fois. C’est de ce moment précis de son histoire compliquée que l’auteur date, avec raison, le changement d’alliance à gauche qui s’opéra dans la sphère messaliste et qui ne se démentira plus. « À la faveur de leur antagonisme avec le PCF » (p. 126), les « étoilistes » des origines et leurs successeurs ne pourront plus compter que sur la solidarité de certaines minorités révolutionnaires et anticolonialistes du mouvement ouvrier (trotskistes lambertistes, pivertistes, communistes dissidents, libertaires et syndicalistes révolutionnaires) – que l’auteur qualifie d’« outsiders ». Cette ardeur solidaire ne se démentira en aucune occasion, notamment pendant la guerre d’indépendance et dans la guerre interne entre le MNA et le FLN.

Messali et le parti-famille

La figure syncrétique de Messali – « dont le prénom Hadj renvoie à un titre religieux », précise l’auteur – fait l’objet d’un chapitre particulièrement intéressant [5]. Nedjib Sidi Moussa tente surtout de creuser la relation d’estime, voire davantage, que la base militante du parti-famille noua avec la figure protectrice et respectée du Père ou du Patriarche. Si le caractère « patriarcal » du mouvement est peu contestable, il ne dit rien en soi de cette singularité. Messali n’était pas, ou pas seulement, le « petit père du peuple algérien ». Il était surtout un guide spirituel, capable de sentir ses attentes, de les exprimer et d’en subir les conséquences dans sa propre chair, comme son existence de proscrit le prouva amplement. Il fut, en fait, un zaïm plus qu’un raïs. On aura probablement du mal aujourd’hui à comprendre cette étrange articulation symbolique qui fit du messalisme une forme politique ancrée dans un projet émancipateur, mais aussi dans une tradition (non seulement arabe, mais musulmane). Et plus encore à admettre que ce recours à la figure du Père ou du Patriarche n’avait pas pour seule fonction de légitimer des rapports de domination internes fondés sur une sorte de maraboutisme. Elle relevait aussi d’un « contrat moral entre les générations passées et futures » (p. 184) que seul le « charisme messalien » (p. 189), qui relevait d’un authentique rapport au peuple algérien, put maintenir et faire fructifier. Jusqu’à la rupture générationnelle de la fin des années 1950 qui sonna l’heure de la remise en cause radicale, et radicalement menée, du pacte sur lequel était fondé ce messalisme patrimonial.

C’est précisément un autre mérite de ce livre – et non des moindres – que d’éviter les anachronismes par une mise en contexte systématique des thématiques et des situations traitées. Se tenant à l’exact opposé de la manie « déconstructionniste » des post-historiens, Nedjib Sidi Moussa, hostile par principe à tout réductionnisme, s’intéresse, lui, au complexe et à l’ambivalence, et c’est dans ce cadre, précisément, qu’il historicise la relation charismatique de Messali à son peuple. Elle ne vaut, nous dit-il, que de 1944 à 1954. Avant, il n’est que « le chef d’un petit parti » (p. 159). Après, il n’est que « le dirigeant d’une tendance » (p 160). S’il est clair que, sur cette nouvelle « base charismatique étriquée » (p. 198), l’influence de Messali continuera d’être exceptionnelle, son refus de s’intégrer, organisation comprise, au FLN en marche vers la victoire, lui vaudra, de la part des frontistes et de ses nombreux alliés en France, de se voir radicalement déclassé sur le plan symbolique. Au point de devenir, pour eux, l’incarnation du « traître » à la cause du peuple algérien, déjà confisquée par ses futurs maîtres. Dans cette logique de stigmatisation sans limites, l’attentat méthodiquement organisé dont Messali fut victime le 17 septembre 1959 s’assimile bien, comme l’estime l’auteur, à une tentative de « parricide » (p. 206).

Le temps non clos de l’histoire des vaincus

« À l’été 1954, indique Nedjib Sidi Moussa, les dirigeants messalistes apparaissent encore comme un groupe intermédiaire entre leurs rivaux centralistes et activistes. L’aristocratie révolutionnaire que constitue le groupe messaliste trouve sa cohérence à travers la figure du chef charismatique Messali Hadj et défend son principal privilège : prétendre conduire une révolution anticoloniale par le peuple et pour le peuple (p. 296). » Le recours à la lutte armée par le très minoritaire FLN change immédiatement la donne. Parti de l’émigration, le MNA se trouve, de fait déplacé du champ, et bientôt hors du jeu. Jamais remise en cause, sa manière traditionnelle d’agir – les manifestations de rue – provoque en retour une forte vague de répression qui démoralise ses militants et en incite beaucoup à rallier le FLN, qui s’assume comme clandestin et agit comme tel, à visage couvert. Il y a là comme une rupture objective de tradition, un moment où ce qui émerge comme avant-garde armée s’impose comme réalité combattante. Dans cette perspective, il semble nécessaire d’affiner le rapport – contradictoire – qu’entretint le messalisme militant avec la lutte armée, et plus globalement avec ce que, de facto, elle impose de militarisation des consciences, d’absence de démocratie interne et de verticalité. S’il n’est pas contestable, nous dit l’auteur, que les messalistes « ont été partie prenante de la militarisation de la révolution en tentant d’organiser des actions armées et en soutenant la légitimité de la lutte » (p. 298), ils n’en n’ont pas moins condamné certains moyens, le « terrorisme aveugle » notamment. Reste ouverte la question de la méthode. La forme achevée du messalisme fut partidaire – une forme-parti aux influences diverses, mais empruntant beaucoup finalement au modèle léniniste. Dans ce cadre, le parti peut estimer nécessaire la formation d’une branche paramilitaire, mais soumise à sa direction. Ce fut le cas, en 1947, avec la création par le MTLD, à Bouzaréah, de l’Organisation spéciale (OS), qui sera découverte et démantelée trois ans plus tard par la police coloniale. Or il semble que, même dans ce cadre organisationnel précis, Messali Hadj manifesta quelques réticences devant l’initiative. Deux ans après les massacres de Sétif, la question qui le préoccupait, c’était comment éviter de nouvelles saignées. En cela, on peut dire qu’il se comportait davantage en Père, en protecteur qu’en chef de guerre. Cette prédisposition morale résiste mal à la logique de l’Histoire. Elle va à contresens de ses ardeurs et de ses emballements. Il y a sans doute un peu de cela dans le hors-jeu du messalisme. Une hésitation fatale, mais pas coupable, honorable plutôt. Dix ans plus tard, le FLN, qui n’avait pas ce genre d’embarras, a déjà gagné sur le MNA. Il n’engage rien d’autre que le feu, et sans scrupule. Toujours dans l’histoire les hésitations se payent, mais parfois elles sauvent du discrédit moral. Après tout, la défaite de l’anarchisme espagnol de 1937 à Barcelone relève aussi d’une hésitation : celle qui naît de l’intuition qu’on peut, certes, au prix d’une évaluation nette d’un rapport des forces, écraser son adversaire – stalino-bourgeois pour le coup –, mais que, ce faisant, par nécessité même, on risque aussi de tuer l’idée d’émancipation, qui résiste mal aux logiques dictatoriales. Dans une tonalité camusienne, on pourrait dire qu’il est des défaites préférables à certaines victoires. Le MNA de Messali a été vaincu, minorisé, puis effacé de toute mémoire. Tel fut le sort de ces indépendantistes des premiers temps et grands perdants de l’indépendance.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur les diverses et riches thématiques abordées dans ce livre qui, nous n’en doutons pas, fera date dans l’histoire du messalisme : la question des femmes, longtemps consignées à leur statut traditionnel, et dont les aspirations « différentialistes » et auto-émancipatrices passeront davantage, pour un temps du moins, par le syndicat messaliste – l’Union syndicale des travailleurs algériens (USTA) – que par le parti ; la « progressive réappropriation historienne », sur le temps long, de l’ « autre révolution » algérienne » ; la « reconversion politique » des messalistes privés d’indépendance ; les « réappropriations privées » de cette longue et complexe histoire. Problématisées, ces thématiques sont toutes traitées avec finesse, laissant le champ ouvert à d’autres interprétations possibles, sans volonté de faire dire aux faits ce qu’ils ne disent pas. Nedjib Sidi Moussa ne plie pas l’histoire à l’idéologie. Il tente de la comprendre dans son déroulé et à travers les effets que le temps a sur elle. C’est une bonne méthode.

Par un heureux hasard de calendrier, ce livre a paru, à Paris et à Alger, à un moment historique où, après une longue attente, explosait, en Algérie, un soulèvement démocratique populaire de grande ampleur semblant valider la belle intuition benjaminienne selon laquelle l’histoire des vaincus ne serait jamais close, mais éternelle-ment ouverte et capable d’alimenter souterrainement les révoltes du présent. Si tel était le cas, et malgré tous les dangers qui pèsent sur les aspirations des peuples à la liberté, il n’est pas impossible que l’héritage messaliste, comme celui d’autres courants de pensée broyés par le mouvement de l’histoire, réinvestissent, en terre algérienne, quelques imaginaires en déshérence. Souhaitons-le en tout cas. Pour le meilleur.

Freddy GOMEZ

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