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■ Éric CHAUVIER
UN LAC INCONNU
Allia, 2025, 108 p.
À quatre heures du matin mon cerveau m’a réveillé. Il venait de trouver l’accroche et tenait à m’en faire part. Vu qu’on partageait la même exiguïté crânienne, j’ai été forcé de l’écouter. Son plan était simple, et pour tout dire prévisible : « Navarro, tu citeras ce passage du dernier Bégaudeau où l’auteur manque de se fâcher avec un copain de gauche qui “avait lu tout Houellebecq et aucun Chauvier” [1] ». Effectivement, même encore empégué dans le coaltar, je trouvais l’intro fameuse. Et ce d’autant plus que, moi, c’était tout le contraire : j’avais lu tout Chauvier et aucun Houellebecq.
Chauvier je l’avais connu début 2011 avec son Contre Télérama [2]. Texte bref comme souvent, écriture sèche, entrées thématiques, inquiétante progression. L’anthropologue de l’ordinaire auscultait avec une fausse distance les angles droits et dupliqués de la péri-urbanité. Aux salonards de Télérama ayant décrété la « mocheté » définitive des zones pavillonnaires, le banlieusard Chauvier avait des comptes à rendre : déambulant ou joggant dans son quartier, il souhaitait mettre à jour « le potentiel de fictions qui se nouent derrière chacune de ces baies vitrées ». Ou pour le dire avec les mots empruntés à Adorno : comment le peuple périphérique comptait parmi ses aptitudes celle de « transgresser les standards de la vie mutilée ». C’était huit ans avant le soulèvement des Gilets jaunes.
À propos des Gilets, Chauvier signait dix ans plus tard Laura [3], nectar de 140 pages emballé sous une couverture rouge ornée d’un triangle blanc inversé – dans lequel longtemps j’ai vu un pubis. Je me rappelle parfaitement mes sensations en lisant Laura. Surtout je me souviens où j’étais : dans une maison du Béarn. Chose banale au pays du maïs : il pleuvait. Et la pluie mitraillait le Velux au-dessus du plumard où, affalé, je lisais. Ambiance grise et percutée : c’était aussi une fin d’après-midi automnale, autant dire que la lumière y était minimale. J’ai ouvert Laura, et là, trois petits points de suspension. Plusieurs années après je cherche encore ces mots que je ne trouverai jamais. Disons, pour faire court et couper tout élan romantique, que j’ai décollé. De mon engourdissement, de la pluviométrie béarnaise. Ce texte j’aurais pu l’écrire. Cent fois. Forme et fond, j’adoubais tout. Amour raté, fossé sociologique, quotidien déraillé. Shaker d’affects où factualité et fiction fusionnent. C’est la nuit, Éric est sur un parking qui surplombe une usine de prothèses médicales. Éric n’est pas seul et la nuit sera ce long dialogue avec Laura, son amour platonique du collège retrouvé des décennies plus tard. Les années passant, Laura a ramassé. Surtout, elle est en colère contre le taulier de la susdite usine qu’elle attend impatiemment de voir cramer. Laura, la cassos, est issue d’un milieu populaire. Elle dit beaucoup « enculés ». Éric ne lui fait ni la leçon ni la morale. Il sait qu’il faut être con comme une tanche postmoderne pour voir de l’homophobie dans les « enculés » de Laura. Il sait ses joues naïves sur lesquelles un mâle héritier a essuyé ses rupines tatanes. Il sait la violence sociale et ce qu’elle engendre de violence verbale et incendiaire en retour. La nuit est longue, ils boivent du rosé et fument des pétards. Éric a les mots et les outils pour observer et catégoriser Laura. C’est son métier. Mais, outre son attirance pour la femme, quelque chose d’autre vient brouiller et pulvériser son surplomb de chercheur : une perméabilité instinctive à l’aura de Laura. Éric gratte le vernis rugueux de son parler de « white-trash, cette invention de sociologue censée englober tous les petits blancs rustiques et racistes du pays » et met à jour les cicatrices sous la fruste crânerie. Autant de « dissonances autobiographiques, comme revenues à la vie, qui transpercent dans les insultes. Qui veut plonger dans l’âme de Laura se doit d’entrer, comme dans un temple oublié, dans ses façons de parler les plus ordinaires. Toute autre forme d’expertise est nulle et non avenue. Il faut revenir en littérature, dans la poétique des angles morts ». Ami lecteur, je sais pas toi, mais moi quand je lis ça, je vire émollient et m’arrache du morose. Effet LSD. Je vois Jupiter et son Bayrou’s Band en orbite autour de Saturne, et la vie soudain devient rose.
Partage de la blafarde
Ma fusion avec Chauvier ne s’est pas arrangée avec son opus suivant : Plexiglas mon amour [4]. Je dirais même qu’elle a franchi un palier supplémentaire. Chauvier, camarade d’ironie cramée et de dérapages dystopiques. Chauvier en boucle sur l’absurde pandémique et ses propres émulsions névrotiques. Chauvier, animal confiné, reclus à domicile, coincé entre deux geeks qu’il regrette d’avoir engendrés et caporalisés par la badine hygiéniste d’une épouse shootée au spray hydro-alcoolique. C’est justement à la pharmacie qu’Éric croise par hasard Kévin, ancien camarade de fac, « un type un peu étrange devenu survivaliste ». Kévin vit dans la forêt, dans une BAD (Base Autonome Durable) sise non loin des ruines de l’église de Notre-Dame de la Fin-des-Terres. Chauvier s’amuse à topographier le traquenard dans lequel Éric va tomber. Tout ça est gros comme un doigt coupé sur une pana cotta. On cherche la démarche scientifique, l’empirisme prudent. On pensait avoir touché le fond précédemment avec le retour du zombie baudelairien [5]. Mais non, ça continue, ça enfle et ça bourgeonne derechef : Chauvier persiste dans le délire irrationnel. Où est passé l’anthropologue, bordel ? C’est simple : il est comme la truie du regretté Duneton. Assailli de doutes. Le Covid a précipité quelque chose. Une compréhension brutale de nos choses communes et de leur ordre vermoulu : le pathogène n’est pas là où on le croit. Le sage montre la lune, l’imbécile son cul. Pour beaucoup, ça se vaut. Une lune, un cul, égal partage de la blafarde. Raisonnant, Chauvier doute de sa raison et de la nôtre partagée : « C’est un trait majeur de cette époque que de donner raison aux plus dégénérés d’entre nous. » Au milieu de la cambrousse, avec un Kévin tirant son gibier à l’arc, la sentence se médite. Un Kévin lucide, bien décidé à « plus jamais se faire emmerder par des peignes-culs [peignes-lune ?] qui sont juste bons à vendre du crédit et à transformer cette planète en trou à chiottes ». C’est plus long et argumenté que les « enculés » de Laura mais l’idée reste la même. Elle sent l’odieux populisme, la bascule du côté barbare de la plèbe. Chauvier n’écrira jamais « Démocratie mon amour ». Ça tombe bien, en plein arasement sanitaire, ses hardes (à la démocratie) ont disparu. Le récidiviste Éric est alors camisolé et interné. Mais rien n’est irrémédiablement foutu, lui promettent les blouses blanches. Aux fous rééduqués à l’étroite observance des gestes barrière, on promet de redevenir des « êtres définitivement sains ». Lavage de cerveau, au propre comme au figuré. Le corps national a lâché ses anticorps. La guerre sanitaire est la continuation de la politique par d’autres moyens. Destin mutilé encore : « Il faudrait peut-être nous inquiéter de ces mots-là, définitivement sains, car ce qui est définitif est aussi irrévocable, et ce qui est irrévocable revient bel et bien à renoncer à une part de nous-mêmes. »
Ami lecteur, je te vois t’impatienter : n’étais-je point censé causer d’Un lac inconnu, dernier opus chauvierien ? C’est que je prends mon temps. Le principe même d’À contretemps. Il me fallait un chemin, une voix d’accès. L’accroche de cette mule de Bégaudeau ne suffisait pas. Et puis j’aime bien cette idée de faire monter le plaisir. Le nouveau Chauvier, ça faisait un bail que je le guettais, j’allais pas l’expédier comme ça en deux coups de cuillère à pot. C’eût été gâché. Alors je minaude, j’aguiche, je titille, je contourne, je revisite, je contextualise. Tout ça est sensuel et intellectuel à la fois. Avant d’avoir un sens, les mots ont une sensualité. On ne cause pas de Chauvier comme on causerait d’un Houellebecq-jamais-lu. Le premier commente le tragique de notre condition, le second le déclin de sa race maudite. Le premier se retient et nous invite à nous répandre ; le second se répand et nous pousse à la contention. Le premier on le lit, le second on le gît. Incompatibilité des visées. Celle de Chauvier cible la « poétique primordiale ». Un lac inconnu est d’abord un livre de poésie. La dernière. La nôtre. Celle de notre crépuscule. Inutile de cligner des châsses et de ployer les épaules, on sait tous ce qui nous arrive : « Dans le tonneau, l’étoile fond comme du sel / Et l’eau glacée se fait plus noire / Plus pure que la mort, plus salée que le malheur / Et la terre plus vraie et redoutable. » Page 76 pour ceux qui doutent que le malheur soit salé. Un lac inconnuest aussi affaire de pied de nez. Un jour, l’anthropologue s’est gonflé les chevilles et ainsi challengé : et si je faisais la nique à ce couillon positiviste de Noah Harari ? Et si je racontais l’épopée chavirée de Sapiens depuis ses premiers épouillages socialisants jusqu’au délire désincarné des élus transhumanistes ? Le tout en cent pages. Du sombre, du compact, du sans chichi. Chiche ?
Chiche.
Il y a quelques jours, les éditions Allia m’écrivaient : avais-je trouvé le temps de lire ce Lac qu’elles avaient eu la gentillesse de m’envoyer en service de presse ? Leur mail tombait à pic, je venais de l’achever et me trouvais sous haute pression euphorique. LSD encore. Extrait de ma réponse : « Sa boucle poétique sur nos affaires humaines est aussi sublime que désespérée. C’est 2001, version odyssée oxydée. Le brûlot anarchiste le plus étincelant du moment. » Allia n’en demandait pas tant. Moi non plus. Qui me mis cependant, les jours passant, à douter, truie moi aussi. Pourquoi avoir écrit « brûlot anarchiste » ? N’avais-je pas projeté un peu de mes affaires personnelles dans les ultimes circonvolutions lacustres du camarade anthropologue ? Réflexion faite : non.
L’art de « distiller la fièvre »
Le substrat vaseux qui hante les clapotis du Lac inconnu tient en trois mots : angoisse de mort. Ou bien : malédiction du pouvoir. Chez Chauvier, les deux se valent. Tout commence, il y a fort longtemps, dans le fond ténébreux des premiers habitats cavernicoles. Le feu est domestiqué, un confort inédit se découvre, le foyer fait communauté et l’extérieur office de tous les dangers, et bientôt d’âpres conquêtes. Nœud dialectique chez nos ancêtres : « Alors qu’ils peuvent se réchauffer, s’émouvoir, imaginer un futur, il leur faut vivre avec la mort brutale et inexpliquée des êtres avec lesquels ils conversent. Un doute apparaît, un instinct, l’embryon d’un effroi : ce qui est aimé se perd et génère autant de monosyllabes autour de l’âtre. […] L’occupation des grottes augmente la charge anxiogène de ces images [de morts violentes]. La vie domestique ne serait qu’une diversion, sa promesse de sécurité serait illusoire. » À partir de ces trous dans la roche, les hommes vont s’agglutiner en cités. Pyramides sociales inégalitaires, les cités ne seront pas ces ensembles à partir desquels les humains pourront socialiser leur angoisse de mort, tenter de l’apprivoiser et l’inscrire dans un humble (humus) cycle de vie. Bien au contraire. Les cités vont la thésauriser au bénéfice principal des tyrans qui les gouvernent. Chauvier signale l’invariant : les chefs ont beau maîtriser l’art de « distiller la fièvre », ils sont autant de sociopathes tétanisés par leur propre finitude. Pour taire leur peur, ils pilotent et multiplient des massacres. Le sang des autres répandu comme « un substitut émotionnel à leur angoisse ». « Celui qui peut décréter la mort de dix mille fantassins ne défie-t-il pas la mort elle-même ? ». Ami lecteur, tu la sens pousser la graine musquée de notre présent transhumaniste ?
La suite est un placage ventral. On aurait pu attendre de l’anthropologue qu’il fasse preuve de plus de finesse. Ou d’ambiguïté. Qu’il enfourche le dada bien commode de l’agnosticisme, histoire de ne pas heurter de front la piété de ceux qui croient. Même pas. Tout poète qu’il soit, Chauvier prose en athée. Manque total d’empathie spirituelle. Avouons-le : ça libère d’un poids. Resserre la camaraderie. Charlie, Chauvier ? Peu me chaut. La cible est ailleurs. Dans ce rappel de quelques fondamentaux perdus en cours de route. Pour que les masses acceptent d’aller trucider d’autres masses, il faut un motif supérieur. Pour qu’elles étouffent leur soif de liberté et leurs « pulsions désirantes », il faut le couvercle étanche d’un dieu à adorer ne ressemblant « à rien de connaissable ». Pour que la cité croisse, exploite et colonise, il faut une carotte extatique : un horizon post-mortem où les âmes des plus méritants sauront trouver les cajoleries dont elles ont manqué ici-bas. « Dans sa forme primitive, la religion naît de cette grossière exigence de diversion. Elle ne porte en elle aucune morale. » Cash, Chauvier. Hélas, la « fiction religieuse », c’est comme les rentrées sociales chaudes. Au bout d’un moment ça lasse son peuple, qui n’y croit plus vraiment. Qu’à cela ne tienne, les conseillers des alcôves ont cogité l’affaire et pointé le maillon faible : la modestie des guerres. Pour maintenir l’exutoire, il faut du cinémascope, du péplum, des croisades, des missions génocidaires, bref des « guerres à grande échelle, qui feront diversion, contrôleront les affects tout en accroissant les butins ». Logique de surenchère. Puissance de la martyrologie et des économies nécrophiles. Mais la peur de mourir, c’est comme les socialistes, ça se radine toujours en trahissant. Et si, au bout du compte, l’âme c’était du chiqué ? La camarde en pluie de grêle ne fait plus rêver. C’est qu’on y tient finalement à sa couenne.
Parallèlement, des savants formulent l’hypothèse : et si tout était à portée d’un savoir empirique et codifiable ? Affleurent les pensées matérialistes et humanistes, les humeurs cartésiennes ; la vie éternelle en prend un coup, dieu se minusculise. C’est pas bon pour la guerre totale. Ni pour la cité accumulative. Il faut trouver un nouveau carburant narratif pour que tout change sans que rien ne change. Il sera celui de l’homme amendable et améliorable. De la Raison dominante. Par-delà le changement de peau, l’obsession organique demeure : il s’agit de neutraliser ces affects qui « seraient la bave du monde, qui contamineraient la seule perspective qui vaille : l’accumulation de connaissances universelles comme moyen d’atteindre le point de perfectionnement de l’espèce, point que l’on devine abstrait, mais que l’on croit résolutoire ». La Modernité est en marche. Paradoxalement, elle accouche d’une nouvelle religion : celle du Travail. Car les pulsions de mort jamais ne se taisent, c’est là un cycle infernal. L’histoire humaine n’est qu’un va-et-vient de boucles rétroactives. Comme la vie angoissée sourd irrémédiablement, le pouvoir sans cesse ajuste ses filets de capture. Les corps sont à présent enfermés dans des « espaces d’usinages collectifs et disciplinés ». On les astreint, on les épuise, on les machine, l’idée étant d’assécher leur terreau existentiel et anxiolytique ; plus tard on les divertira tout autant, et on les machinera d’autant plus : « De la fatigue découle un amollissement de la faculté d’abstraire – principe qui renforce notablement le projet civilisationnel de l’espèce. »
Un lac inconnu enjambe les millénaires (d)échus et bien plus loin encore. Puisque vaincre l’angoisse de mort est aussi efficace que remplir le tonneau des Danaïdes, alors les plus barrés de l’espèce proposeront de vaincre la mort elle-même. Plus c’est gros, plus ça passe. Les aspirants immortels auront leurs cohortes de suiveurs et de publicitaires. Maçons exaltés de métaphysique prêts à empiler leurs parpaings quantiques et à graver leur mou neurologique sur le dur d’un disque virtuel. Détruisant la mort, ils auront détruit la vie. Le peu qu’il nous reste s’éprouvera avec des appendices de synthèse. « Dans l’apocalypse, le prothétique deviendra prophétique, et l’affaire sera entendue. »
Si l’atterrissage est rude, on se console : à défaut d’échappée, la chute sous « chair de lune » fut belle.
Sébastien NAVARRO