■ Joyce LUSSU
L’HOMME QUI VOULAIT NAÎTRE FEMME
La Lenteur, 2024, 152 p.
Les éditions La Lenteur sont un brin taquines. Elles publient L’homme qui voulait naître femme qui est tout sauf un bouquin sur le transsexualisme. D’ailleurs tout sonne faux-ami dans ce livre : le portrait sur la couverture qui emprunte à l’estampe japonaise, la signature du livre, Joyce Lussu, qui perturbe toute assignation nationale de son auteure. Seul le sous-titre « Mémoires féministes sur la guerre » nous donne une indication sur le contenu de cet étrange objet – quoique l’attelage « féminisme » et « guerre » sonne terriblement inactuel à nos oreilles contemporaines. Pour autant, s’il y a bien une incarnation particulièrement sanglante du patriarcat, c’est bien la guerre, affaire d’ « hommes » serait-on amené à penser rapidement en faisant du virilisme guerrier un attribut mâle par excellence. Qu’on en juge : au cours des différents conflits ayant éclaté durant le XXe siècle, 35 à 40 millions de soldats ont été tués. Parmi ce carnage, combien de jeunes gars, intoxiqués par le poison patriotard ou enrôlés de force, fauchés dans la fleur de l’âge ? Mais combien de femmes, aussi, parmi les 190 millions de civils occis lors du même siècle ? Bien évidemment, la lecture de tels chiffres est sommaire et volontairement essentialisante : en quoi les femmes seraient-elles vaccinées contre les passions guerrières ? En rien, répond Joyce Lussu qui passa plusieurs années de sa vie au sein de groupes de résistance armée, luttant d’abord contre le « nazi-fascisme » lors de la Seconde Guerre mondiale, puis ensuite contre « l’impérialisme militaire et économique » en Afrique et au Moyen-Orient.
Mais revenons à ce titre étrange : L’homme qui voulait naître femme. Notamment pour préciser que c’est dans le préambule de son récit que Lussu lève le voile : de fait, l’homme qui voulait naître femme est le pilote d’un bombardier américain qui, touché par les tirs d’une batterie antimissile allemande, se crashe dans la campagne du Bénévent, en Campanie italienne. Aucune date n’étant donnée de l’accident, on peut supposer que le crash a lieu début septembre 1943 dans la foulée du débarquement allié dans le golfe de Salerne. Si le pilote arrive à s’extraire du brasier de sa carlingue, c’est sous forme de torche humaine courant vers les ruines de la ville. L’homme est un militaire originaire du Minnesota. « Minnesota », dans la langue des Sioux, est le nom de l’eau quand elle a la couleur du ciel. Ce qui est raccord avec la trajectoire de notre aviateur ayant parcouru plus de 8 000 mille bornes entre cieux et mers pour venir défendre le monde « libre » face au péril fasciste. Le pilote s’écroule. Avant que son cerveau ne rabougrisse en une dernière et fatale concrétion, il lui fabrique une image. Ce n’est pas celle, consolatrice, d’un soldat à la mort héroïque ; c’est celle des femmes ayant imprégné sa courte vie : sa mère, sa sœur et sa fiancée endimanchées et en route pour l’église méthodiste. Tandis que l’homme se consume, il pense aux vivantes et regrette de ne pas être né femme : « Ce furent les derniers mots qui lui traversèrent l’esprit, secoué d’un spasme final, avant que la flamme ne dévore son ultime souffle d’oxygène et qu’il s’écroule, en feu, contre le mur d’une maison », précise Joyce Lussu. Un soldat mort à la guerre, la contingence contient son lot d’horreur triviale ; Joyce Lussu enfonce le clou : « Le soleil brillait fort, le ciel était très bleu, et personne n’alla ramasser sa dépouille. »
Dans le cambouis des dialectiques
Paru en Italie en 1978, L’homme qui voulait naître femme fait partie de la trentaine de textes écrits par Gioconda Beatrice Salvadori Paleotti (1912-1989), plus connue sous le nom de Joyce Lussu. Dans ce récit composé d’une dizaine de chapitres, Lussu revisite sa vie dans un exercice autobiographique où se mêlent anecdotes et réflexions sur fond de guerre mondiale et de luttes anticoloniales. Poétesse, traductrice et écrivaine, Lussu fut de tous les combats de son époque : membre de la résistance italienne au sein du mouvement Giustizia e Libertà et militante de certaines luttes anticoloniales, notamment au sein de guérillas de l’espace lusophone africain. Née au début du XXe siècle à Florence, Lussu vient d’un milieu noble. À ceci près que ses parents affichent des convictions progressistes : la jeune Joyce grandit en étant sensibilisée aux luttes anticoloniales et antimilitaristes, qui plus est dans un climat de « forte conscience de parité entre homme et femme ». Après le passage à tabac de son père, intellectuel antifasciste « en révolte contre sa propre classe », par les brutes en chemise brune, la famille prend la route de l’exil. Au printemps 1940, Joyce Lussu est en France. Le pays est vaincu par les nazis. Les troupes d’Hitler défilent à Paris, en une « sorte de Folies Bergère, ironise Lussu, où ceux qui levaient les jambes n’étaient pas des danseuses à moitié nues, mais des hommes robustes entraînés au pas de l’oie ». Avalée par le flot de l’exode, Lussu marche vers le Sud. À Toulouse, des camarades lui proposent de la planquer. La jeune Italienne laisse exploser sa colère : elle est une femme, « pas une femmelette ». Hors de question pour elle de rester passive alors que l’Histoire s’accélère. S’il faut faire la guerre, elle la fera. Son mari, le résistant Emilio Lussu (1890-1975), est d’accord avec elle. Militant de la cause sarde, futur ministre dans le gouvernement d’unité nationale d’après-guerre et plus tard sénateur, Emilio Lussu tint quelques temps un rôle de camarade et de mentor pour Joyce ; cette dernière dira que, « par son refus du colonialisme, aussi bien interne [référence ici à la Sardaigne] qu’externe à la société, il refusait le plus ancien et le plus ancré des colonialismes : celui de l’homme sur la femme ». Outre l’approfondissement de sa sensibilité féministe, Emilio sera ce vecteur qui permettra à Joyce Lussu d’acquérir une « analyse plus précise de la lutte des classes et du rôle du prolétariat (industriel, agricole ou colonisé, masculin ou féminin) dans la transformation de la société et dans la création d’une nouvelle classe dirigeante ». On passera outre cette déclinaison classique, et critiquable, de l’axiome communiste. Bien qu’allergique aux armes – tenir un flingue, c’est « comme serrer un reptile particulièrement dégoutant », compare-t-elle –, Joyce reçoit un entraînement militaire de la part d’instructeurs britanniques. Prête à « utiliser les armes tout en les détestant, à vaincre les forces de la guerre pour qu’il n’y ait plus jamais de guerre ». La force de l’engagement est une alchimie qui ignore les puretés idéelles ; elle brasse le cambouis de dialectiques tout autant infernales que fécondes et se mesure, même dans l’erreur de jugements hâtifs, à l’aune d’espérances et d’horizons communs. C’est-à-dire qu’on ne fait pas la guerre dans la simple optique de vaincre l’ennemi mais aussi avec la visée de construire, sur les décombres du Vieux Monde, les bases d’une société meilleure. Vue depuis notre présent fragmenté et atone, l’utopie peut sembler facile ; dans la flambée des combats, elle est le carburant qui fédère et nourrit les courages.
Le plus grand des viols, c’est la guerre
Après trois années de guerre, Joyce Lussu est de retour sur son sol natal. Sa haine de l’occupant est décuplée par le fait que les Allemands se comportent en Italie comme autant de « soudards colonialistes sur une terre inconnue, peuplée d’indigènes arriérés et méprisables ». Munie d’un couteau à cran d’arrêt, elle ambitionne de suriner un Boche. Vengeance sauvage et froide. Mais son plan foire. Emilio Lussu lui fait la leçon : la guerre a beau être là, on ne tue que par stricte nécessité. Quelques temps plus tard, elle tombe sur le cadavre carbonisé de l’aviateur du Minnesota, celui-là même qui l’inspirera pour le titre de son livre. Elle se met à haïr les femmes américaines, des planquées prêtes à donner au « Moloch national des maris et des fils tout en restant en sécurité, sans risquer de se faire brûler les yeux ou de se briser les os dans l’enfer des champs de bataille ». Si ça se trouve, certaines de ces colombes « font des réunions et mènent des campagnes contre la brutalité masculine et le viol, oubliant que le plus grand des viols, c’est la guerre, rendue possible par le consentement, ou l’absence d’opposition à celle-ci, des hommes comme des femmes. »
Viol. Consentement. Des mots terriblement actuels mais servis ici dans un contexte à des années-lumière de notre présent où le champ des luttes féministes est saturé d’injonctions morales et de communions médiatiques. Joyce Lussu comprend très tôt que l’exploitation des femmes est inscrite tout entière dans les rets inégalitaires et ravageurs du capitalisme industriel. Et donc guerrier. À Capri, la guerre semble être loin. Elle croise des « aristocrates élégantes », sapées comme des princesses, « avec leur petit chien et le fils à papa qu’elles avaient eu avec un quelconque hiérarque ». Face à un tel tableau, Joyce Lussu ne pense pas « sororité », elle imagine un anarchiste « installer sous leurs tables quelques bombes à retardement ». On pardonnera à la partisane de nous ressortir, un siècle après la période de la propagande par le fait, le cliché éculé de l’anar poseur de bombe. Si sa coquetterie « terroriste » prête à sourire, c’est qu’elle nous semble renouer là avec quelque chose d’essentiel : le rapport de classes qui fait qu’en dernière instance les chairs à canon des patrons seront toujours fournies par le râble des prolos et prolottes. Au fond, et elle est peut-être là la fraîcheur qui ragaillardira le lectorat de L’homme qui voulait naître femme, Joyce Lussu refuse toute assignation victimaire. Depuis cette fin des années 1970 où elle nous écrit, elle ne donne aucune bille au relativisme postmoderne insinuant que toutes les luttes se valent. Puisque le Capital est une force mondiale qui reconfigure sans cesse le sinistre jeu des exploitations et des déprédations, alors les guerres que se livrent les États-nations sont toujours à inscrire dans cette sombre dynamique. Il y a là un fait majeur et totalisant, indispensable à circonscrire pour qui se targue de vouloir être du côté de l’émancipation, y compris féminine. Si Joyce Lussu reprend à son compte le postulat féministe en vogue dans les années 1970, à savoir que « le personnel est politique », c’est pour y apporter la nuance suivante, à savoir que « le problème consiste à politiser et historiciser cette question : il s’agit de sortir la guerre de son domaine réservé pour la situer dans le contexte de nos vies, à toutes et tous, de charger ce problème d’une nouvelle perspective, tournée vers l’avenir. Même la vie personnelle des femmes a été déterminée par la succession des guerres, par l’usage des armes, quand bien même elles étaient généralement dans les mains des autres ».
Mieux, c’est avec un flair redoutable qu’elle analyse comment les inflations théoriques issues de l’après Mai-68 vont servir, en partie, à « détourner les poussées rebelles des centres du pouvoir ». « Le monde occidental, écrit-elle, fut submergé par une mer d’informations, d’analyses psychologiques et psychanalytiques, d’enquêtes historiques, d’études anthropologiques, de féminisme intimisto-sexuel, de commentaires de textes sans fin, d’opinions détaillées jusqu’à l’atomisation, de tolérance sur le plan conceptuel. Et ce vaste champ théorique donnait l’impression d’une grande disposition à la contestation, mais en réalité, ne s’attaquait nullement au noyau du pouvoir, à la gestion de la production, au règne du marché ou à l’organisation des forces armées. »
Qui est menacé ?
Quand Joyce Lussu écrit ces lignes, au mitan des années 1970, l’Italie n’est officiellement pas en guerre. Même si la guerre est omniprésente : dans l’héritage géopolitique issu de la Seconde Guerre mondiale qui continue à fracturer la société italienne, dans le fait que l’Italie est alors le « cinquième exportateur d’armes ». L’année 1978 qui voit paraître L’homme qui voulait naître femme est celle où Aldo Moro est tué par les Brigades rouges. Entre 1968 et 1974, 140 attentats – dont les plus emblématiques et meurtriers sont attribués à l’extrême droite – ont ensanglanté la péninsule italienne. Sachant que le pire des carnages néofascistes est encore à venir : celui de l’attentat de la gare de Bologne en août 1980 (80 morts et plus de 200 blessés). C’est donc du cœur en fusion de ces « années de plomb » que la féministe Lussu entend nous donner de quoi penser et défaire cette vieille « codification de l’infériorité des femmes » issue d’une culture de « guerriers-législateurs ». Pour ce faire, Joyce Lussu estime qu’il est impossible de faire l’impasse sur cette évidence : le monde de l’économie et celui de la guerre sont les deux faces d’une même malédiction. Citons-la, in extenso, dans ce passage décisif : « [Si L’Italie est en paix], peut-on dire pour autant que la guerre ne conditionne pas notre vie quotidienne, l’organisation économique, sociale, culturelle, du pouvoir et de nos coutumes, de notre manière de vivre ensemble ? Les alliances, les bases étrangères, les dépenses militaires, le commandement de l’armée régulière, des services secrets et de sécurité, des forces de l’ordre militarisées et centralisées, les casernes et le service militaire, les industries métallurgiques et chimiques qui produisent des engins de destruction, l’exportation d’armes avec toutes ses conséquences en matière de trafic, la présence d’agents secrets des grandes puissances, les arsenaux et les exercices d’entraînement mortels réalisés dans les centres qui dépendent de commandements étrangers à notre pays, la soustraction de vastes zones du territoire national interdites aux citoyens lambda, la pollution et la dégradation de l’environnement dues à la fabrication et à l’expérimentation des armes : toutes ces choses ne jouent-elles pas un rôle déterminant pour notre société ? » Et Joyce Lussi de poser clairement les termes de l’enjeu : « Quelle menace justifie notre effort de guerre ? Qui est menacé ? »
Qui est menacé ? Les femmes, les hommes, tout le monde.
Sébastien NAVARRO