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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Daniel Blanchard est mort le jour de ses quatre-vingt-dix ans. Poète, ancien membre du groupe Socialisme ou Barbarie (1949-1967), actif en Mai 68 au sein du Mouvement du 22 mars, imprimeur et traducteur, il aura vécu de multiples vies qui l’entraînèrent de la Guinée, au lendemain de son indépendance, au foisonnement contre-culturel états-unien dans le Vermont, en passant et repassant par Paris et par la vallée de l’Ubaye, dans les Alpes du Sud, dont il était originaire et qui l’avait profondément marqué [1]. Et il était aus-si, à titre plus personnel, un ami.

Auteur d’une quinzaine de livres – une grande partie publiée par Sens et Tonka et les Éditions du Sandre –, entre récits, poèmes et essais, il n’a ces-sé de revenir sur son parcours et d’interroger les modalités de la parole (poétique) et de l’action (révolutionnaire), ainsi que leur cristallisation au cours d’expériences collectives et d’explosions sociales. Son dernier ou-vrage, La Vie sur les crêtes (Sandre, 2023) [2], embrasse trois quarts de siècle d’un itinéraire personnel qui se confond en partie avec l’histoire de la gauche radicale.

Il avait, dans la seconde moitié des années 1950, comme d’autres étudiants pris dans les affres de la guerre d’Algérie, rejoint Socialisme ou Barbarie, au sein duquel il allait devenir l’une des figures marquantes. Expérience originale et fondatrice qu’il considérait comme une aventure intellectuelle et collective, passionnée et passionnante, et dont il a, au fil de ses textes, offert une analyse critique et pénétrante, ainsi qu’une photo métaphorique du groupe. Ce qui distinguait ce collectif était le regard qu’il portait sur les événements et les mouvements sociaux, soucieux de déceler, sous l’accumulation marchande et l’ordre managérial, l’autonomie créatrice logée d’abord au cœur de la condition ouvrière ; une autonomie qu’il s’agissait d’expliciter et de développer, en liant étroitement la possibilité même d’une théorisation émancipatrice et cette créativité auto-organisatrice qui demeurait le plus souvent sous les radars et ne se donnait à voir avec éclat que dans les explosions de révolte et les grèves sau-vages.

Ces livres sont également autant de portraits attachants, restituant la voix de personnes croisées en chemin – tel ce communiste italien, membre de la résistance, rencontré enfant et qui lui parlait de la révolution… qui commençait déjà –, de membres de Socialisme ou Barbarie (il est resté toute sa vie en lien avec plusieurs d’entre eux [3]) ou simplement d’êtres chers et d’amis. Il a raconté sa « rencontre objective » avec Guy Debord, au tour-nant des années 1960 ; comment ils se lièrent d’amitié, l’écriture à quatre mains des Préliminaires pour une définition de l’unité du programme ré-volutionnaire qui devait constituer une sorte de plate-forme commune à l’Internationale situationniste et à Socialisme ou Barbarie. Dans l’effervescence des manifestations et barricades de Mai 68, sa compagne, Helen Arnold, et lui rencontrèrent Murray Bookchin (1921-2006) qu’ils al-laient rejoindre quelques années plus tard dans un projet collectif dans le Vermont. C’est d’ailleurs eux, après leur retour en France, qui traduisirent et introduisirent la pensée libertaire et écologique du théoricien nord-américain auprès du public français [4].

Tous les textes de Daniel Blanchard donnent à voir la Crise des mots [5]] (Sandre, 2013), à laquelle il fut confronté, au milieu des années 1960 au sein de Socialisme ou Barbarie. Après une pénible scis-sion [6], le groupe semblait alors se dégager de son aventure intellectuelle et perdre quelque peu de vue la vie concrète et quotidienne de la société. Le désir et la parole le fuyaient – comme l’on dit d’un tuyau qu’il fuit. Mais, cette faille était tout autant sinon plus collective et politique que personnelle et langagière. Elle imposait de repenser la configuration de la théorie et de la poésie, au re-gard de l’expérimentation pratique. Cette crise devait trouver, dans le Mouvement du 22 mars et le soulèvement de Mai 68 une solution provi-soire. Helen Arnold et Daniel Blanchard y trouvèrent en tous les cas le pas-sage vers l’action directe à grande échelle qui avait manqué à Socialisme ou Barbarie. Sur son versant embrasé, cette crise était aussi une critique de la poésie et de la théorie qui tendent à se payer de mots, à tourner à vide, coupées du bruissement du monde.

Je lui avais écris – via son éditeur – il y a une douzaine d’années de cela, après avoir chroniqué son dernier livre. Nous avions rendez-vous dans un café parisien. Assis à une table, il m’attendait avec, devant lui – pour se faire reconnaître –, un vieux numéro de la revue Socialisme ou Barbarie : couverture beige avec une bande rouge en haut. Nous avions sympathisé, étions devenus amis. Nous nous écrivions et nous voyions de loin en loin – trop peu malheureusement. Nous parlions de tout et de rien, de la mon-tagne – qu’il chérissait tant et que je connaissais si peu –, de poésie – sans nous accorder sur le surréalisme –, de livres et de voyages, des luttes pas-sées et actuelles. La mémoire était son poison, tour-à-tour ou simultané-ment douloureux et heureux. Il n’était pas nostalgique, encore moins pas-séiste. Il parlait au présent, se remémorant les combats auxquels il avait participé pour interroger les conditions des luttes contemporaines.

Daniel n’était pas de « son temps ». Plus exactement, comme il l’écrivait dans son dernier livre, il était de juin 1944 ; de l’expérience, encore enfant, de la résistance à laquelle son père participait. Et, plus radicalement, il était de l’ici et de l’instant ; d’un instant qu’il voulait tenir et non retenir. Un instant qu’il ne s’agissait ni de figer dans une théorie surplombante ni de réduire au récit postmoderne d’un présent flottant, dégagé de toute attache, fondu dans le temps homogène et vide dont parlait Walter Ben-jamin. Cet instant était habité, hanté des temps passés et défaits, des vi-sages aimés et disparus, mais aussi des possibles, des détours et échappées à peine esquissées.

Tout au long de sa vie, Daniel est demeuré fidèle à « l’ébriété de l’instant jaillissant », à ce regard qui s’était institué par et dans Socialisme ou Bar-barie, appréhendant les signes massifs de désespoir et d’aliénation sans hypothéquer pour autant les traces et indices, aussi éphémères et fragiles fussent-ils, d’espérance. Veille inquiète et ardente du sens du possible et des chances d’un renversement du monde... qui avait, en réalité, déjà commencé dans certains gestes d’amour, dans ces moments de combat désintoxiqué de toute orthodoxie et de virilisme, et où se découvrait « l’intensité poignante de la liberté », dans la poésie et l’amitié partagées, dans le cheminement harmonieux le long des crêtes.

Frédéric THOMAS

● Ce texte d’hommage a initialement été publié sur https://lundi.am/Mort-d-un-poete