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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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■ Jean-Patrick MANCHETTE
DERRIÈRE LES LIGNES ENNEMIES
Entretiens 1973-1993

Éditions de la Table Ronde 2023, 298 p.



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Le polar a toujours été source de malentendu. Certains limitent le genre au roman dit policier : soit le cours mathématisant d’une enquête méandreuse, une lecture labyrinthique jonchée de vrais indices et de fausses pistes, en attendant le dénouement final où le coupable sera confondu ; d’autres, en mal de sensations fortes et de giclées de raisiné, identifient l’exercice à celui du thriller où un lecteur haletant suit les traces d’un maniaque en boucherie humaine en attendant sa neutralisation par un héros de circonstance. Bref, le polar flicardisé ou horrifique serait toujours, in fine, affaire d’heureuse résolution. La promesse, après quelques imbroglios plus ou moins éprouvants, d’un retour à l’ordre moral et judiciaire ; une frayeur de balle à blanc d’autant plus délectable qu’elle contiendrait dans les plis de ses développements les clés menant à sa future neutralisation.

À rebours de ces Cluedo industriellement reproductibles, existe un autre polar, un genre issu des fièvres insurrectionnelles de l’après-Mai 68 qui doit tout à un fondement essentiel : la critique sociale. Si l’habillage peut berner par ses artifices romanesques, il suffit de gratter un peu pour mettre à nu un même schème sombre : celui où les personnages ne sont que les jouets d’une époque impitoyable et l’histoire un pur prétexte pour évoquer la guerre sociale en cours. Orfèvre en la matière, l’auteur Jérôme Leroy expliquait lors d’une conférence donnée il y a quelques années à l’université de Lille que ce qui distinguait le polar des littératures policières et autres succédanés à suspens était le mal : le polar commençait mal, se poursuivait mal et se terminait mal  quand bien même une intrigue de circonstance serait-elle résolue et quelques crapules occises en chemin. Un mal qui n’emprunterait rien à une quelconque métaphysique bondieusarde mais qui serait nourri des violences commises par les lieutenants d’une économie, formelle ou informelle, toujours plus totale et déshumanisante.

De gauche, le polar ? En quelque sorte. Si l’histoire, la grande, est toujours écrite par les vainqueurs, alors le polar est l’œuvre des vaincus. La voix usée et rusée des opprimés, des écrasés, des marges vagabondes. La récurrence de clichés tout autant désabusés qu’opiniâtres : des privés à deux balles scotchés à leur idéal et à leur boutanche, des guerrières surgies des bas-fonds pour délarder d’adipeux pégriots, des demi-sel prêts à toutes les surenchères pour survivre à la jungle politico-maffieuse. Le polar est une géométrie labile prête à se couler dans les anfractuosités de notre amorale modernité. C’est dans ces interstices qu’il recolle avec syncopes ce qu’il peut de nos morceaux et espérances, qu’il poétise, aussi, dans le noir puisque telle est sa couleur.

Dans ce jeu avec les obscurs, Jean-Patrick Manchette (1942-1995) fut une voix décapante. De l’écrivain, étiqueté « pape du néo-polar » par une critique obsédée par les modes, on croyait avoir tout lu. Sa dizaine de romans, ses chroniques cinéphiliques et ludiques, son journal, sa correspondance quand voilà que les éditions de La Table ronde sortent ses « entretiens ». Allons bon. On sourit, on se méfie devant cet énième objet manchettien, l’exploitation du néo-filon semblant inépuisable. L’éditeur, Nicolas Le Flahec, assure dans l’avant-propos que les fans de Manchette trouveront dans ce nouveau recueil « tout le charme de son œuvre » ; quant aux frais débarqués, ils découvriront « une voix qui les accompagnera longtemps car ce singulier écrivain n’a pas fini de nous parler ». Une telle promesse laisse songeur. Sauf qu’une fois le bouquin fini, force est de constater que Le Flahec ne s’est pas foutu de notre tronche. Ces entretiens ne se dégustent pas, ils se croquent à pleines dents. On les bâfre et on s’en tape le bide tant le régal est là de se frotter à nouveau avec les arcanes créateurs de l’écrivain. Manchette ne fut pas un génie, ce fut un bosseur. De la pire espèce : obsessionnel, malin, stratège. Un créateur pétri de références : Flaubert, Marx, le western, le polard hard-boiled version Hammet et Chandler, l’Internationale situationniste, le jazz (plutôt East Coast contrairement au bleu Gerfaut), on en passe, mais avouons quand même que de tels centres d’intérêt disparates mis dans une seule et même caboche ça ne peut que dépoter à l’arrivée. Un trimeur, disions-nous. Le polareux était capable de ruminer des années la trame d’un roman à venir et de jeter par pelletées des brouillons qu’il jugeait insatisfaisants. Sa Bible ? The Book of Pistols and Revolvers de W.H.B Smith. Un pavé de 800 pages avec illustrations en 3-D. Tout ce que vous avez jamais voulu savoir sur « les pistolets et les revolvers depuis la mort de la reine Victoria jusqu’à la séparation des Beatles » s’y trouve. Certains ont moqué, avec prudence et respect, la fixette de Manchette pour les flingots, quelques pasticheurs en mal d’inspiration l’ont grossièrement imité et truffé leurs textes de « Colt 45 dotés d’une capacité de 7 coups chambrés en calibre 11.43 » histoire de faire style, mais la vérité c’est que beaucoup n’ont rien compris au rapport de Manchette avec les pétards. S’il citait les marques et leurs caractéristiques techniques, ce n’était pas par appétit personnel pour les armes (« Je n’ai jamais vu un vrai flingue, sauf un Colt 45 automatique hors d’usage appartenant à un dessinateur » déclare-t-il lors d’un entretien pour Mystère-Magazine en 1973), c’est parce que tout, autour de lui, était devenu marchandise : les barils de lessive, les bagnoles, les clopes, les flingues, le cinéma, la littérature. Alors, si tout est marchandise, autant boire le calice jusqu’à la lie et étaler les marques. Jusqu’à la nausée, jusqu’à l’absurde, jusqu’à ce que le trop-plein d’un réel manufacturé déborde les pages et s’affiche dans sa vulgarité la plus crasse. « Je cherche dans la littérature la répercussion de la destruction du réel et de la violence qu’il provoque », précise l’écrivain en guise de déclaration d’intention. Voilà pour le coup de feu et l’odeur entêtante de cordite.

Gabin plus l’argot

Ces vingt-huit entretiens étirés sur une vingtaine d’années (de 1973 à 1993) constituent la matière explosive de Derrière les lignes ennemies. Deux décennies durant lesquelles Manchette passe d’un état d’euphorie révolutionnaire à un certain abattement devant la mise en place d’un « Nouvel Ordre mondial », cette « économie démente » bien décidée à en finir « progressivement, mais vite et assez complètement, avec l’espèce humaine et les autres espèces vivantes auxquelles nous sommes habitués depuis quelques millénaires », prophétise-t-il en février 1991.

Derrière les lignes ennemies forme un prisme permettant de cerner le cœur de la démarche de l’écrivain ; peu à peu on découvre son secret de fabrique : « Je suis un ex-militant gauchiste. Je suis politisé. Je l’étais avant Mai 68. […] Je n’ai pas envie de raconter des histoires de cocus ou de gangsters. J’écris des romans d’action en essayant d’être agressif et critique », assume-t-il lors d’une interview en 1974. En clair, il s’agit de s’éloigner du « roman de truands [à la française] vivant sur une mentalité “machiste” assez répugnante : Jean Gabin plus l’argot si vous voulez. »

Alors vingt-huit entretiens, forcément, ça se répète un peu à certains endroits. Les mêmes questions reviennent : Comment en êtes-vous venu à écrire des polars ? Pourquoi la Série-Noire ? Quelles sont vos inspirations ? Des fois, ça innove et c’est plus court, alors on jubile avec nervosité :

« Votre vertu préférée :
La vélocité.
Vos qualités préférées chez l’homme :
L’intelligence et la bonté.
Vos qualités préférées chez la femme :
Les mêmes que chez le mâle de l’espèce. Je ne comprends pas pourquoi il y a deux fois la même question. On voit que ce questionnaire est l’œuvre d’un pédé, ou alors d’un hétéro, ou alors d’un bègue. »

C’est que Manchette, chroniqueur ciné à Charlie-Hebdo de 1979 à 1981, nous parle depuis une époque où on pouvait encore causer sans se savonner la bouche de peur de se faire mettre à l’index par des petits procs en moraline. Et puis l’auteur, qui exècre les coteries (surtout littéraires), sait faire ça avec brio : alterner les registres d’expression soutenus et populaires. Respecter la langue jusque dans ses syntaxes les plus exigeantes tout en jouant avec elle.

La genèse de l’écrivain est connue : titulaire d’un Capes en anglais, le jeune Jean-Patrick ne se sent pas la vocation d’enseignant. Fin des sixties, le cinéphile veut faire ce qu’il aime : écrire pour le cinoche. Il envoie quelques scénars et synopsis à des producteurs qui les refusent tous – quand ils prennent la peine de les lire. Manchette se fait alors stratège : puisqu’on le refoule par l’entrée principale, il passera par la fenêtre. Il décide d’écrire des polars, fait le pari d’un certain succès et de leur adaptation au cinéma. En attendant, comme il est jeune père de famille et qu’il faut bien croûter, il traduit à la pelle des polars américains. En 1971, paraît L’Affaire N’Gustro, évocation poisseuse et cynique de l’enlèvement et de l’assassinat du militant socialiste marocain Ben Barka, puis viendra Nada en 1972. Nada, c’est une critique du terrorisme et de ses impasses. L’ex-gauchiste sait que l’action violente c’est tout bénef pour « les salauds au pouvoir » : discrédit des idées révolutionnaires et possibilité pour l’État de sortir l’artillerie lourde pour écraser les militants. « Je l’ai écrit parce que je voulais m’adresser à des copains que j’avais perdus de vue, et que je savais susceptibles d’être tentés par ce genre d’activités », explique l’auteur. Nada sera le début d’un certain jackpot pour Manchette : Chabrol l’adaptera quelques années plus tard. Globalement, l’écrivain conservera une prudente distance entre ses œuvres et leur transposition à l’écran. Son appréciation du Nada chabrolien – « un film stalinien » – est cash : « En réalisant Nada, il [Chabrol] a fait sauter la charge contre L’Humanité, et une phrase dialogue contre la démocratie représentative (“Le capitalisme technobureaucratique qu’a le con en forme d’urne”). Sur le moment, je ne m’en suis même pas rendu compte. Et finalement ce sont deux interventions précises : on ne se fout pas de la gueule de L’Huma et on ne se fout pas de la gueule de la démocratie. Pour le reste, il a rendu les terroristes complètement ridicules, simplement par la mise en scène et la direction d’acteurs. » Mais Chabrol est une légère coquetterie à côté de l’OPA lancée par Delon. L’acteur jouera dans trois adaptations de Manchette : Trois hommes à abattre (1980) d’après Le Petit Bleu de la côte Ouest (1976), Pour la peau d’un flic (1981) d’après Que d’os (1976) et Le Choc (1982) adapté de La Position du tireur couché (1981). Que le très droitard Delon en pince pour le gauchiste Manchette ne laisse pas d’exciter les journaleux. Le romancier prend ça avec philosophie et pragmatisme : d’abord parce qu’à l’arrivée il sait que les films n’auront plus grand-chose à voir avec ses œuvres, ensuite parce qu’au moins la caillasse rentre qui lui permet de « passer six mois à ne rien foutre ». « De temps en temps, confie-t-il, des lecteurs m’écrivent pour me demander comment je peux oser vendre à Delon. Personnellement je préférerais vendre à Fritz Lang. Malheureusement il est mort et ne m’a jamais rien proposé. »

L’art de la contrebande

Si Manchette se permet une telle distance critique vis-à-vis de la réception de sa production littéraire, c’est qu’il a conscience de « publier dans l’industrie du divertissement ». « Quand j’ai parlé de néo-polar, les journalistes n’ont pas su que le mot était formé sur le modèle de mots comme néo-pain, néo-vin ou néo-président, par quoi la critique sociale extrémiste désigne les ersatz qui ont partout remplacé la chose originale. Le mot néo-polar a été partout repris apologétiquement. Je compte toutefois qu’il a été compris dans certains milieux », explique encore l’écrivain dans les colonnes du magazine Littérature de février 1983. Au fond, Manchette s’éclate à brouiller les cartes de son propre jeu. Selon les époques et les interlocuteurs, il adapte son discours : fabricant de romans d’actions sans prétention pour les uns ou semeur de brûlots politiques pour les autres. Certains invariants cependant subsistent dans son œuvre : la psychologie des personnages l’emmerde (il respecte ainsi le dogme hammettien de l’écriture comportementaliste) et l’« écriture à prétention artistique [lui] semble une abjection », Flaubert ayant porté l’art romanesque à son acmé à la fin du XIXe siècle. Autre invariant, de taille : le styliste ne lâchera jamais un pouce de terrain quant à la forme de ses textes. Une écriture saisissante de maîtrise, sèche, incisive, un humour froid et décalé. Une mécanique aussi huilée qu’un barillet d’Astra Cadix 22 Long Rifle.

Révolutionnaire et fataliste à la fois, Manchette excelle dans le rôle du roublard pour qui avancer ses pions suppose toujours d’« aller contre soi » : « Il me semble, mais je fais peut-être du b.a.-ba marxiste ou marxoïde, que le monde a été envahi par les rapports marchands, extensivement, géographiquement, intensivement ; les activités qui a priori ne nous semblaient pas quantifiables, comme les activités artistiques, ont été envahies aussi. […] Moi je n’arrive pas à écrire un bouquin sans me dire : “Je suis dans le même système qu’un compositeur de Hollywood.” Mes bouquins vont être distribués de telle et telle manière, lus de telle et telle manière et, si j’ai quelque chose à faire passer touchant ma subjectivité, ça ne passera qu’en contrebande, et je prends donc le parti de travailler pour la Série Noire, d’être acheté, distribué, répandu en tant que marchandise, comme une histoire violente où il y aura, comme je le dis toujours, des poursuites en voiture, des meurtres et quelques belles filles. Il faut d’abord mettre la sauce […] et raconter mon histoire en dessous ou parallèlement. »

Une tenue qui ne peut se comprendre qu’ainsi : l’écriture subversive est une embuscade nichée « derrière les lignes ennemies ».

Sébastien NAVARRO